Un mouvement de grève de masse a éclaté en Europe, entraînant des millions de travailleurs de tous les coins du continent. Ce qui se passe n’est pas une série de luttes syndicales nationales pouvant être résolues par des négociations isolées avec l’un ou l’autre gouvernement capitaliste. C’est bien plutôt une lutte politique internationale, car les travailleurs posent des revendications similaires dans chaque pays et se heurtent à la répression policière et aux menaces juridiques de la part de gouvernements discrédités et largement méprisés.
Tout en clamant qu’il est impossible de faire des concessions aux demandes croissantes des masses, les gouvernements européens de tous bords – conservateurs, sociaux-démocrates, Verts – intensifient de façon irresponsable la guerre de l’OTAN avec la Russie en Ukraine. Ils dépensent des centaines de milliards d’euros ou de livres pour leurs armées et arment le régime ukrainien jusqu’aux dents avec des chars, des avions de chasse, des missiles et d’autres armes. Ils sont en train de déclencher l’éruption d’une troisième guerre mondiale, dont le coût sera supporté par les classes ouvrières dans chaque pays.
Leur caractère criminel est clairement révélé par leur réponse à la catastrophe sismique à la frontière turco-syrienne. Au milieu de cette catastrophe sociale qui a fait des millions de sans-abri et des dizaines de milliers de morts, les puissances européennes, de même que Washington, ont maintenu des sanctions paralysantes contre la Syrie, un pays déjà dévasté par la guerre de changement de régime de 12 ans menée par l’OTAN.
Ce qui est en train de naître dans toute l’Europe est une situation objectivement révolutionnaire. Les alternatives se posent de manière aussi brutale qu’au début de la Première Guerre mondiale, il y a plus d’un siècle. Soit la classe capitaliste plonge l’Europe et le monde dans une guerre mondiale entre États nucléaires, soit la classe ouvrière arrache le pouvoir des mains des élites dirigeantes bellicistes.
Lors de la Première Guerre mondiale, il a fallu près de trois ans pour que la classe ouvrière monte sa première grande contre-offensive politique contre la guerre: la révolution de février 1917 en Russie a renversé le tsar et a conduit à l’arrivée au pouvoir de la classe ouvrière, dirigée par le parti bolchevique de Vladimir Lénine et Léon Trotsky, dans la Révolution d’octobre 1917. Aujourd’hui cependant, alors même que la bourgeoisie tente toujours d’entraîner l’humanité dans la troisième guerre mondiale, la classe ouvrière lance une vague de luttes puissantes.
Les sentiments qui poussent des millions de gens à lutter ont un caractère anticapitaliste, antimilitariste et socialiste naissant. Après des décennies de renflouement à hauteur de milliers de milliards d’euros et de livres par les États au profit des super riches, les travailleurs rejettent avec colère une politique d’austérité qui coupe les retraites et les services sociaux essentiels, ou des contrats qui amputent les salaires réels dans un contexte d’inflation mondiale. Ils n’acceptent pas d’être paupérisés pour qu’on détourne massivement la richesse sociale vers une guerre totale avec la Russie.
En France, 3 millions de travailleurs ont fait grève contre le projet de Macron de réduire de plusieurs dizaines de milliards d’euros le montant des pensions en relevant l’âge de la retraite. Cette opposition a pris de l’ampleur après l’annonce par Macron d’une augmentation de 40 pour cent des dépenses militaires et de l’envoi de chars en Ukraine pour une guerre avec la Russie, et après qu’il ait lâché des dizaines de milliers de policiers anti-émeute pour agresser les grévistes. Les sondages montrent que 70 pour cent des interrogés s’opposent à cette baisse des retraites et que 60 pour cent sont favorables à une explosion sociale pour arrêter l’économie et en finir avec ces coupes – en fait, une grève générale contre Macron.
En Grande-Bretagne, les travailleurs du rail, des postes, des télécoms, les soignants, le personnel paramédical, les enseignants, les profs d’université et les fonctionnaires ont tous rejoint une vague de grève qui dure depuis sept mois et qui inclut des millions de gens. Ces grèves continuent malgré les tentatives constantes de la bureaucratie syndicale pour les annuler et face aux projets du gouvernement de les criminaliser dans les industries et services clés.
En Turquie, où il y a eu l’an dernier plus de 100 grèves sauvages contre la hausse du coût de la vie et des grèves générales des travailleurs de la santé, la colère sociale des masses travailleuses va vers une explosion révolutionnaire. Le fait que le séisme, qui a déjà fait plus de 20.000 morts dans 10 villes ayant en tout 13 millions d’habitants, était prévu depuis longtemps sans qu’aucune mesure ne soit prise, et que les victimes aient été largement abandonnées à leur sort, alimente la colère des masses dans tout le pays.
En Allemagne, les grèves se multiplient contre l’impact dévastateur de l’inflation sur les salaires réels, aggravé par l’arrêt des exportations énergétiques russes vers l’Europe. Deux millions et demi d’enseignants, de postiers, de travailleurs des hôpitaux et de l’assainissement, des transports et d’autres salariés du secteur public participent à des «grèves d’avertissement» au milieu de négociations contractuelles impliquant d’importantes réductions de salaire. Il y a une opposition populaire massive aux plans de l’establishment politique pour remilitariser entièrement l’Allemagne pour une guerre avec la Russie.
Ce schéma se répète dans toute l’Europe ; le Daily Mail, journal de droite britannique, dénonce une «pagaille» parce que «les grèves s’emparent des économies européennes». En Italie, les travailleurs des compagnies aériennes et des aéroports, les cheminots, les enseignants et les travailleurs des transports locaux sont en grève ce mois-ci. En Espagne, font grève les contrôleurs aériens, les travailleurs des compagnies aériennes, les travailleurs de la santé, le personnel d’Amazon et les enseignants. Au Portugal, les grèves n’ont jamais été aussi nombreuses depuis dix ans, notamment celles des cheminots, des médecins et des enseignants.
Les grèves menées dans de nombreux pays par les travailleurs de la santé, de l’éducation et des transports, qui ont dû subir le poids de la maladie et de la mort causées par le rejet des gouvernements européens de toute politique scientifique pour supprimer la propagation du COVID-19, revêt une importance particulière.
La peur panique de la classe dirigeante causée par les exigences croissantes des masses, sont une force motrice majeure de l’escalade de la guerre avec la Russie. Ayant complètement perdu la tête, elle fait le pari désespéré et irresponsable que l’escalade de la guerre lui permettra de supprimer au moins temporairement la montée de la lutte des classes.
L’opposition à la guerre devient au contraire un facteur décisif dans les protestations sociales et politiques et dans une confrontation politique ouverte entre capitalistes et travailleurs. Ce mois-ci, environ 50.000 personnes ont manifesté à Copenhague, la capitale danoise, contre les plans visant à supprimer un jour férié pour aider à financer une augmentation des dépenses militaires. Les grévistes de toute l’Europe se plaignent sans arrêt de ce qu’il n’y a pas d’argent pour les salaires et les services sociaux comme la santé publique et les retraites, mais pas de fin aux augmentations du budget de la guerre.
Dans la première année de la Première Guerre mondiale, le dirigeant bolchevique Vladimir Lénine – alors exilé politique en apparence isolé en Suisse – insistait sur le fait que le déclenchement de la guerre mondiale créait également les conditions objectives d’une révolution socialiste mondiale. Il s’opposait de manière irréconciliable aux sociaux-démocrates européens qui soutenaient la guerre mondiale et niaient que la révolution était possible. Une situation révolutionnaire, selon Lénine, est caractérisée par
les trois symptômes majeurs suivants: (1) lorsqu’il est impossible pour les classes dirigeantes de maintenir leur domination sans aucun changement…; (2) lorsque les souffrances et les besoins des classes opprimées sont devenus plus aigus que d’habitude; (3) lorsque, en conséquence des causes ci-dessus, il y a une augmentation considérable de l’activité des masses… en une action historique indépendante.
Un siècle plus tard, l'analyse de Lénine éclaire le caractère objectivement révolutionnaire de la crise en cours en Europe. La bourgeoisie européenne ne peut plus gouverner comme avant, comme elle l'a fait dans la période qui a suivi la restauration par les bureaucraties staliniennes du capitalisme en Europe de l'Est et la dissolution de l'Union soviétique en 1991.
Depuis 1991, elle a mené les guerres de l’OTAN à l’extérieur – en Irak, en Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, au Mali et ailleurs encore – et a pratiqué une austérité implacable à l’intérieur. Elle a totalement renié l’apparence réformiste adoptée après la défaite de l’Allemagne nazie par l’Union soviétique dans la Seconde Guerre mondiale, et promeut aujourd’hui ouvertement les partis fascistes et des formes de gouvernement d’État policier. C’est une aristocratie financière grotesquement parasitaire dont la richesse dépend de l’escalade militaire incessante à l’extérieur et d’une spéculation boursière effrénée, alimentée par les coupes sociales et les distributions d’argent public pour renflouer les banques.
La pandémie de COVID-19 a été un événement déclencheur dans l’histoire mondiale, portant des conflits de classe se développant depuis des décennies à une nouveau pic d’intensité qualitatif. La richesse de papier de l’élite dirigeante a été largement gonflée par une nouvelle série de renflouements bancaires, mais elle a été discréditée par sa cruelle indifférence à la mort et à la souffrance de masse. Elle a réagi par un brusque virage à droite, fomentant une guerre suicidaire avec la Russie et en intensifiant la répression militaro-policière des protestations à l’intérieur.
Pour la classe ouvrière, la pandémie a signifié une intensification drastique de la souffrance et du besoin. Deux millions de gens sont morts du COVID-19 en Europe, tandis que l’injection soudaine de liquidités issu du renflouement massif des banques a déclenché une spirale inflationniste. La vague internationale de luttes lancées par la classe ouvrière dans toute l’Europe contre les contrats de concession et le «dialogue social» entre bureaucraties syndicales nationales et classes dirigeantes constitue son entrée dans une action historique indépendante.
Une colère sociale explosive alimente le mouvement de grève de la classe ouvrière sur tout le continent, qui est la manifestation avancée d’une éruption mondiale naissante de la lutte des classes. La question décisive est de développer dans la classe ouvrière la conscience que ses luttes contre les employeurs ou les gouvernements nationaux font partie d’une offensive objectivement unie et internationale de la classe ouvrière contre le capitalisme.
Les travailleurs, qui créent la richesse de la société de masse mondialement intégrée d’aujourd’hui, ont le droit de décider de l’utilisation de cette richesse ; ils doivent briser le diktat de l’aristocratie financière sur l’économie pour répondre aux besoins essentiels de la société et arrêter la guerre qui ne cesse de s’étendre. Le développement d’une telle compréhension parmi les couches avancées de la classe ouvrière jettera les bases pour unifier ces luttes dans un combat contre la guerre impérialiste et pour le socialisme.
Pour arrêter la guerre et mettre fin à l’austérité, il faut construire de puissantes organisations internationales de lutte de la base, sur les lieux de travail et dans les écoles, indépendantes de la bureaucratie syndicale. Chaque grève qui éclate confirme le fait que la bureaucratie syndicale œuvre pour subordonner les travailleurs à ses tractations avec les patrons et l’État capitaliste, et à sa défense de la politique de guerre de la classe capitaliste dans chaque pays. Ce n’est qu’avec de nouvelles organisations de lutte que la classe ouvrière peut s’unir internationalement contre les exigences d’austérité des banques et contre la guerre menée par l’OTAN contre la Russie.
Le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI), le mouvement trotskyste mondial, appelle à, et lutte pour construire l’Alliance internationale ouvrière des comités de base (IWA-RFC) comme composante essentielle de la lutte contre l’austérité et la guerre. L’opportunité de cette initiative devient de plus en plus évidente à mesure que la lutte des classes évolue vers l’éruption de grèves générales dans toute l’Europe.
Les énormes tâches politiques auxquelles est confronté le mouvement de la classe ouvrière mettent à l'ordre du jour la construction du CIQI comme sa direction politique internationale.
Même la plus grande grève générale n'empêchera pas le capitalisme de plonger dans une troisième guerre mondiale ni ses attaques sociales et répressions incessantes de la classe ouvrière. La classe ouvrière doit être armée d’une compréhension claire que toutes les forces de l’establishment politique l’affrontent en ennemis déterminés. La crise ne peut être résolue en essayant d’élire plus de gouvernements capitalistes de gauche, mais seulement par une lutte pour transférer le pouvoir aux organisations construites dans sa lutte par la classe ouvrière, afin d’instaurer le pouvoir des travailleurs et le socialisme dans toute l’Europe et à l’international.
Au gouvernement ou dans l’opposition, les anciens partis réformistes comme les sociaux-démocrates en Allemagne ou le Parti travailliste britannique sont des partisans féroces de l’austérité et de la guerre. Les descendants politiques pseudo-de gauche des partisans de la fausse théorie stalinienne du «socialisme dans un seul pays» ou les renégats petits-bourgeois du trotskysme ne représentent pas non plus une alternative.
Le milieu de la classe moyenne aisée composé de forces comme Die Linke en Allemagne, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Jean-Luc Mélenchon en France, Podemos en Espagne et Syriza («Coalition de la gauche radicale») est discrédité par son bilan. Au pouvoir en Grèce, Syriza a renié ses promesses de mettre fin à l’austérité et a au contraire sabré les retraites et les dépenses sociales et construit des camps de concentration pour les réfugiés. Au pouvoir aujourd’hui, Podemos arme le bataillon néo-nazi ukrainien Azov, renfloue les banques et envoie la police anti-émeute agresser les camionneurs et les métallurgistes en grève.
Jeremy Corbyn et ses partisans de la pseudo-gauche, portés à la direction du Parti travailliste britannique, ont refusé de mener la moindre lutte contre l’aile droite du parti et ont redonné la direction à Keir Starmer, adversaire déclaré des grèves et belliciste enragé. Des forces comme Mélenchon et Die Linke ont obtenu des millions de voix aux élections mais ont strictement évité tout appel à mobiliser le sentiment de masse contre la guerre.
L’alternative à ce milieu de droite et pro-guerre est la défense par le CIQI du marxisme et de la perspective de la révolution permanente qui a sous-tendu la Révolution d’octobre. Elle fournit les fondements politiques et historiques d’une lutte de la classe ouvrière pour exproprier l’aristocratie financière, renverser le capitalisme et construire les États-Unis socialistes d’Europe.
Le CIQI répondra en Europe et dans le monde à l’escalade de la guerre et de la crise révolutionnaire en intensifiant la lutte pour une conscience révolutionnaire marxiste dans la classe ouvrière. Il reste un gouffre entre l’ampleur du mouvement et son potentiel révolutionnaire objectif et l’influence résiduelle des forces de classe hostiles, qui doit être surmonté par une lutte déterminée pour transformer le mouvement révolutionnaire croissant de la classe ouvrière en mouvement conscient pour le socialisme. Cela signifie construire le CIQI et ses sections comme les nouveaux partis de masse de la révolution socialiste.
(Article paru d’abord en anglais le 11 février 2023)