À la demande de Washington, le président kenyan Ruto poursuit le déploiement de la police en Haïti

Jeudi, le Kenya a annoncé qu'il passait à l’étape suivante pour diriger une intervention multinationale de soutien à la sécurité (MSS) en Haïti, mise au point par les Etats-Unis, afin de restaurer dans le sang « la loi et l'ordre » bourgeois dans le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental. La nation insulaire des Caraïbes a été envahie par des gangs criminels, dont la plupart ont des liens étroits avec des factions rivales de l'élite dirigeante d'Haïti.

Bien qu’il soit présenté comme une réponse au sort désespéré du peuple haïtien, le véritable objectif du MSS est de défendre les intérêts impérialistes américains, canadiens et français et leur domination sur les Caraïbes.

Un agent de la Police nationale patrouille un carrefour à Port-au-Prince, Haïti, le vendredi 26 janvier 2024. [AP Photo/Odelyn Joseph]

La mission verra plus de 1 000 policiers kenyans, issus d’une force connue pour sa brutalité et sa criminalité, travailler avec la police nationale haïtienne totalement corrompue et les forces de sécurité des États membres de la Communauté des Caraïbes, la Jamaïque, les Bahamas, la Guyane et Antigua-et-Barbuda. La semaine dernière, le Bénin s'est engagé à envoyer 2 000 soldats. Le Burundi, le Tchad et le Sénégal ont également promis des troupes. Tous ont un historique de violences sans bornes contre leurs populations respectives.

La mission rencontre non seulement une profonde opposition de la part de la grande majorité des travailleurs pauvres d'Haïti, mais également de la part des masses kenyanes. Jeudi, le porte-parole du gouvernement kenyan, Isaac Mwaura, a critiqué les Kenyans pour ne pas soutenir une « mission visant à favoriser la paix ». « Pourquoi nous plaignons-nous sur des questions de sécurité alors que nous avons déjà profité d’une telle aide auparavant ? Soyons patriotes et soutenons le gouvernement » a-t-il déclaré.

Dans les jours qui ont précédé les remarques de Mwaura, la nature brutale de l'ensemble de la mission avait en fait été pleinement mise en évidence.

Le 1er mars, le président kenyan William Ruto a signé un accord à Nairobi avec le Premier ministre non élu d'Haïti installé par les États-Unis, Ariel Henry, pour lancer la plus recente intervention militaire et sécuritaire impérialiste en Haïti. Cette étape est devenue nécessaire après que la Haute Cour du Kenya avait jugé que le déploiement des forces kenyanes en Haïti était inconstitutionnel, en partie à cause de l'absence d'accords mutuels entre les deux pays.

À peine quatre jours plus tard, Henry – une personnalité de droite que les États-Unis avaient jusqu’ici fermement soutenue – était effectivement kidnappé par Washington . Sur le chemin du retour vers Haïti, l'avion d'Henry a été contraint d'atterrir sur le territoire américain de Porto Rico, après qu'il avait été confronté en plein vol, à une demande du Département d'État américain qui lui demandait d'accepter « un nouveau gouvernement de transition et de démissionner ». Lorsque l'avion d'Henry a atterri à San Juan, la capitale de Porto Rico, il a été « immédiatement accueilli par des agents des services secrets américains » qui l’ont empêché de débarquer pendant des heures, selon une exclusivité du Miami Herald sur les événements de mardi dernier.

 Les États-Unis font pression sur Henry pour qu’il parvienne à un accord avec les dirigeants de l’opposition sur un gouvernement intérimaire dirigé par un « conseil présidentiel » de trois membres, puis qu’il se retire. Washington soutient depuis longtemps Henry en refusant les exigences de l’opposition qu’ il « élargisse » son gouvernement avant toute élection. (Les mandats de tous les élus du pays ont expiré depuis longtemps, et Henry a lui-même été imposé comme Premier ministre à la demande du « Groupe central » de nations dirigé par les États-Unis, la France et le Canada, à la suite de l' assassinat en juillet 2021 du président Jovenel Moïse . Cependant, tel est l’état de la crise qui secoue actuellement Haïti et la haine populaire envers Henry, que Washington a conclu que son règne n’était plus viable et nécessitait la mise en place d’un nouvel instrument politique pour fournir une feuille de vigne « légale » « haïtienne » pour le déploiement MSS, qu’il s’efforce simultanément d’accélérer.

Parlant du déploiement de la police kenyane mercredi, l'ambassadrice américaine auprès de l'ONU, Linda Thomas-Greenfield, a déclaré que Washington espérait que « cette action serait menée rapidement ».

Le rôle du Kenya en tant que satrape impérialiste

Le rôle potentiel du Kenya dans la direction d'un MSS financé et soutenu logistiquement par les États-Unis et le Canada a été discuté pendant plus de huit mois. En juillet dernier, le ministre kenyan des Affaires étrangères, Alfred Mutua, annonça soudainement la mission, en la justifiant par des arguments d’identité raciale et « panafricanistes ».

Mutua déclara cyniquement : « À la demande du Groupe des Nations des Amis d'Haïti, le Kenya a accepté d'envisager positivement de diriger une force multinationale en Haïti.[…]Le Kenya se tient aux côtés des personnes d'ascendance africaine à travers le monde, y compris celles des Caraïbes, et s'aligne sur la politique de l'Union africaine en matière de diaspora et sur notre propre engagement en faveur du panafricanisme, et dans ce cas, en faveur de la « reconquête de la traversée de l'Atlantique.»

La vérité est que les forces de police kenyanes sont envoyées en Haïti comme des mercenaires de facto, agissant comme des geôliers pour un pays devenu une prison à ciel ouvert. La mission cherche à terroriser la population haïtienne pour la soumettre afin de garantir que la crise des gangs ne précipite pas un exode massif de réfugiés vers les États-Unis et le Canada ou ne serve pas à déstabiliser la région des Caraïbes.

Ce n'est pas un hasard si Nairobi a déjà reçu des avances pour ses services. Quelques semaines après avoir annoncé son « volontariat » pour diriger une mission en Haïti, le Fonds monétaire international (FMI), basé à Washington, a accordé au Kenya un nouveau prêt de plus de 941 millions de dollars, alors que le pays continue de faire face à une multitude de défis économiques, notamment son énorme dette, la détérioration du niveau de vie et la chute de sa monnaie.

Le président kenyan William Ruto, au centre à gauche, inspecte un défilé de la garde d'honneur, lors des célébrations du 60e Jamhuri Day (Jour de l'Indépendance) au stade Uhuru Gardens de Nairobi, le mardi 12 décembre 2023. [AP Photo/Brian Inganga]

Washington et Ottawa ont choisi le Kenya dans des conditions où ils mènent une guerre contre la Russie en Ukraine, soutiennent le génocide israélien à Gaza et préparent activement une guerre avec la Chine, et au milieu d'une opposition massive parmi les masses haïtiennes à une intervention menée par les États-Unis ou le Canada. Ces deux pays ont une longue histoire d’occupation néocoloniale et d’intervention militaire en Haïti, notamment en 2004, lorsqu’ils ont déployé des troupes pour renverser le président élu Jean-Bertrand Aristide. Charger la police impitoyable d’Afrique et des Caraïbes de pacifier les gangs et de réprimer la population haïtienne est, calculent-ils, une option moins coûteuse – en termes d’argent et de vies de soldats impérialistes – que d’envoyer des troupes américaines et canadiennes.

Le Kenya agit depuis longtemps comme un satrape pour l’impérialisme américain et européen en maintenant son emprise stratégique sur l’Afrique orientale et centrale. En Somalie, où les frappes de drones américains ont tué plus de 1 000 Somaliens au cours des trois dernières années seulement, le Kenya intervient avec des milliers de soldats depuis 2011 en tant que force par procuration américaine contre l'insurrection d'Al-Shabaab.

Les États-Unis cherchent à maintenir le contrôle de la mer Rouge géostratégique, où Washington et ses alliés lancent actuellement des attaques contre les milices Houthis au Yémen qui ont tenté de perturber l’approvisionnement de l’armée israélienne, en solidarité avec les Palestiniens. Le Kenya est le seul pays de la Corne de l’Afrique à approuver publiquement les frappes aériennes contre ce pays pauvre.

Cela découle du soutien de Ruto au génocide israélien contre les Palestiniens à Gaza. Après le soulèvement palestinien du 7 octobre, Ruto a rapidement condamné le Hamas et soutenu les mesures contre « les auteurs, les organisateurs, les financiers, les sponsors, les partisans et les facilitateurs » du terrorisme. Peu de temps après, le Kenya a refusé de soutenir les arguments de l'Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice et a annoncé un projet visant à envoyer 1 500 travailleurs occasionnels kenyans en Israël pour aider à compenser la grave pénurie de main-d'œuvre résultant de l'exclusion de dizaines de milliers de travailleurs journaliers des territoires occupés et le départ des travailleurs migrants d'Asie du Sud-Est.

Le Kenya a également rejoint une force de « maintien de la paix » en Afrique de l'Est, soutenue par l'Occident, dans l'est riche en minerais de la RD Congo, pour stabiliser la région déchirée par la guerre afin que les sociétés occidentales puissent piller les minerais de la région. La mission s’est soldée par un fiasco alors que divers pays voisins soutiennent des milices rivales à l’intérieur du pays.

Au cours de l’année écoulée, de hauts responsables de la sécurité américaine se sont rendus en foule à Nairobi. Le dernier en date était le général Michael Langley, chef du Commandement américain pour l'Afrique (AFRICOM), en janvier. Sa visite a eu lieu deux semaines après que le directeur de la CIA, William Burns, a rencontré Ruto à la State House, alors que Washington planifiait ses attaques contre le Yémen. Cela faisait suite à la visite du secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin en septembre 2023 pour signer un nouvel accord de coopération en matière de défense d'une durée de cinq ans entre les deux pays, dans le but déclaré de soutenir les capacités du Kenya en matière de déploiements opérationnels.

Ruto considère les services mandataires du Kenya comme une démonstration nécessaire de l'engagement de son gouvernement envers les États-Unis et leurs objectifs géostratégiques mondiaux. Cela souligne le soutien du gouvernement kenyan aux tentatives menées par les États-Unis pour contrer la prééminence économique de la Chine sur le continent africain. En servant de force par procuration à Washington, la classe dirigeante kenyane espère obtenir un soutien économique. Mais son objectif principal est d’obtenir le soutien politique et militaire et sécuritaire de l’impérialisme, afin de se renforcer face à l’opposition croissante des travailleurs et des agriculteurs à l’imposition des mesures d’austérité de guerre de classe du FMI, y compris les hausses d’impôts drastiques, les réductions de subventions sur les aliments de base, les mesures d’austérité et les privatisations.

Le rôle sanglant et répressif de la police kenyane

Les projets de déploiement de la police kenyane en Haïti constituent en eux-mêmes une mise à nu dévastatrice des affirmations des puissances impérialistes qu’ elles se soucient du sort du peuple haïtien. Méprisée par les masses, la police kenyane agit comme une bande criminelle sanctionnée par l'État, avec la liberté d'exiger des pots-de-vin, de faussement accuser et d'emprisonner, et est régulièrement impliquée dans des extorsions et des exécutions extrajudiciaires. Quotidiennement, la population est ponctionnée par des policiers qui exigent du « chai » (thé), un mot de code pour désigner un pot-de-vin.

La police kenyane a un long passé de violence. Après l'indépendance du Kenya de la Grande-Bretagne en 1963, la nouvelle classe dirigeante a « africanisé » la police, mais a veillé à ce qu'elle conserve son caractère colonial répressif pour réprimer les masses. Sous le règne du président Daniel Arap Moi (1978-2002), dictateur soutenu par l'Occident et mentor de Ruto, la police réprima violemment les grèves des ouvriers et des paysans, assassina et tortura des opposants de gauche, arrêta des personnalités de l'opposition sans procès et organisa des disparitions.

Après Moi, les violences policières ont continué. Entre 2002 et 2007, le gang Mungiki , qui opérait des rackets de protection dans les bidonvilles, a été violemment réprimé par les forces de police. On estime que 8 000 personnes, pour la plupart des jeunes, ont été tuées dans des meurtres extrajudiciaires commis par la police. La brutalité était telle que les corps en décomposition de 500 victimes ont été retrouvés dans la banlieue de Nairobi. Le ministre en charge de la sécurité de l'époque, John Michuki, avait déclaré d'un ton brutal que « si vous sortez du rang, [le principal officier de police de Nairobi] King'ori vous enverra une balle ».

Lors des violences post-électorales de 2007-2008, la police s'est avérée complice de massacres qui ont coûté la vie à plus de 1 200 personnes et en ont forcé 600 000 à quitter leurs foyers, tandis que la police terrorisait la population pour imposer l’élection frauduleuse du candidat à la présidence de l'époque, Mwaï Kibaki. La majorité des meurtres ont eu lieu dans des bastions de l'opposition, où la police a abattu des centaines de manifestants.

L'année dernière, Ruto a envoyé la police pour réprimer violemment les manifestations anti-austérité convoquées par l'opposition. Plus de 60 personnes ont été tuées (article en anglais). À ce jour, aucun policier n’a été tenu pour responsable.

C’est là le bilan de la police que les puissances impérialistes envoient soi-disant pour aider le peuple haïtien.

Alors que la classe ouvrière kenyane s'oppose de plus en plus à l'envoi de policiers voyous pour réprimer leurs frères et sœurs en Haïti, le principal parti d'opposition, Azimio, tente de se faire passer comme un opposant à l'intervention en Haïti.

Lundi, le porte-parole d'Azimio, Kalonzo Musyoka, a déclaré : « Nous tiendrons ce gouvernement pour responsable au cas où nos fils mourraient en Haïti dans le cadre d'un déploiement illégal. Nous nous opposons toujours à cette décision déclarée illégale par nos tribunaux. »

Les inquiétudes de Kalonzo concernant les décès de policiers ne sont pas surprenantes étant donné ses antécédents de travail pour l'État policier de Moi. Sous le règne de Moi, il a été ministre des Affaires étrangères (1993-1998), vice-président de l'Assemblée nationale (1988-1992) et secrétaire national à l'organisation de la KANU, le seul parti légal sous Moi, alors que les travailleurs, étudiants et opposants de gauche du régime ont été tués et torturés.

Quant au leader multimillionnaire d'Azimio, Raila Odinga, il est le chouchou de Washington et de Londres, ayant entretenu des relations étroites avec les États-Unis et d'autres puissances impérialistes pendant des décennies. En 2011, en tant que Premier ministre du Kenya, il a soutenu l'invasion illégale de la Somalie par le Kenya. La même année, il est intervenu personnellement pour soutenir les soldats français en Côte d'Ivoire afin d'installer Alassane Ouattara à la présidence, après les élections présidentielles contestées de novembre 2010.

Raila est un défenseur invétéré de l’utilisation du Kenya pour servir les intérêts impérialistes. Dans son autobiographie, La Flamme de la Liberté (2013), il accuse le gouvernement Kibaki (2002-2013) de ne pas juger nécessaire « de déployer nos forces militaires pour sécuriser nos frontières contre les incursions étrangères, ni de s'engager dans des actions régionales, bilatérales ou internationales » d’intervention et coopération pour aider à résoudre certains des problèmes qui affligent l’Afrique de l’Est ». 

De même, le Parti communiste du Kenya (CPK), dont les dirigeants ont déserté le parti et soutenu Ruto en 2022, lance des appels vides de sens au régime kenyan. Après que la Haute Cour a déclaré inconstitutionnel le déploiement de la police en Haïti, le CPK a publié une déclaration disant : « À la lumière de cette décision, la majorité du CPK exhorte le gouvernement kenyan à respecter la décision du tribunal, à abandonner tout projet de déploiement anticonstitutionnel de policiers et à réorienter les efforts vers la résolution des défis nationaux auxquels nos citoyens sont confrontés. »

En opposition aux appels pathétiques et réactionnaires des staliniens au régime de Ruto et à la bourgeoisie kenyane pour qu'ils arrêtent le déploiement en Haïti, le World Socialist Web Site insiste sur le fait que cela ne peut être réalisé que par la mobilisation de la classe ouvrière internationale. Cela doit être lié à la lutte pour fusionner la lutte contre la guerre impérialiste avec le soulèvement massif croissant des travailleurs du monde entier contre l’austérité capitaliste et l’attaque contre leurs droits sociaux et démocratiques. La voie à suivre consiste à construire une avant-garde trotskyste révolutionnaire au sein de la classe ouvrière, opposée au nationalisme bourgeois et au stalinisme, et luttant pour amener la classe ouvrière au pouvoir et construire le socialisme.

(Article paru en anglais le 9 mars 2024)

Loading