La procédure
de destitution du président Clinton
Les États-Unis dérivent-ils vers la guerre civile?
Par le bureau de rédaction Le 30 décembre
1998
Au lendemain du vote de destitution à l'endroit du président
Bill Clinton, il est soudainement devenu clair que les États-Unis
sont plongés dans une crise politique d'une ampleur historique. Même
les médias, qui ont couvert pendant toute l'année l'effervescence
à Washington comme s'il s'agissait d'une bonne blague, commencent
à réaliser que ce qui se passe est très sérieux,
et pourrait avoir des conséquences fatales.
Le débat qui a précédé le vote de destitution
était remarquable par sa furie. Pour trouver des précédents
historiques à l'amertume qui caractérise la lutte politique
actuelle, il faudrait remonter, non seulement à la dernière
destitution d'un président en 1868, mais encore plus loin, aux années
qui ont précédé l'éruption de la guerre civile
en 1861. Après le vote, le député Richard Gephardt,
leader de la minorité démocrate, a averti que la politique
américaine s'approchait du seuil de la violence.
Il ne semble pas y avoir d'explication évidente pour la férocité
de la lutte politique qui oppose les Démocrates aux Républicains.
C'est selon les « experts », une période de
prospérité sans précédent, où les États-Unis,
ayant « gagné » la Guerre froide, exercent
un pouvoir incontesté en tant que seule super-puissance dans le monde.
Pourquoi alors, dans ces conditions supposément idylliques, le système
politique du pays est-il si proche de l'effondrement ?
Il serait absurde d'en chercher la cause dans les ébats du président
Clinton avec Monica Lewinsky et le fait qu'il ait ensuite nié avoir
eu une relation avec elle. S'il est vrai que le sexe et le mensonge ont
vraiment causé cette crise, il faudrait conclure que le système
américain de gouvernement n'était tout simplement pas viable.
Le génie des « pères fondateurs » de
la république américaine ne reviendrait pas à grand
chose si le bon fonctionnement du gouvernement dépendait du bon vouloir
des présidents à dire la vérité sur leurs vies
sexuelles.
La crise actuelle doit avoir des causes beaucoup plus fondamentales.
La bataille à Washington doit réfléter en dernière
analyse des conflits profondément ancrés dans la société
américaine en son entier.
Dans aucun autre pays capitaliste avancé, le débat politique
n'est-il si limité qu'aux États-Unis. Selon l'establishment
politique, il n'y a pas de lutte de classe aux États-Unis. En fait,
l'idéologie officielle nie l'existence même de classes sociales
antagoniques.
Mais il n'en demeure pas moins qu'elles existent. Justement parce qu'il
n'y a quasiment aucune mécanisme au sein du système politique
pour l'expression ouverte et directe des contradictions de classe, celles-ci
ont tendance à se manifester d'abord sous des formes étranges
et même bizarres.
La crise à Washington découle d'une complexe interaction
entre des processus politiques, sociaux et économiques. La démocratie
bourgeoise est en train de s'écrouler sous le poids accumulé
de contradictions de plus en plus insolubles. Les processus économiques
et technologiques associés à la mondialisation de l'économie
ont miné les conditions sociales et les rapports de classe sur lesquels
reposait pendant longtemps la stabilité politique des États-Unis.
L'aspect le plus significatif de cette érosion est la prolétarisation
de vastes couches de la société américaine, le déclin
en taille et en influence économique des classes moyennes traditionnelles,
et la croissance de l'inégalité sociale, reflétée
dans une immense disparité au niveau de la distribution des richesses
et des revenus. L'inégalité est plus grande aux États-Unis
que dans n'importe quelle autre nation industrialisée, avec un fossé
beaucoup plus large entre l'élite financière et le reste de
la population qu'il y a 25, ou même 50 ans.
Bien que ces processus étaient apparents quasiment tout au long
du vingtième siècle, ils ont connu une croissance accélérée
depuis 1975. Le pourcentage de la population qui travaille à salaire
a augmenté de façon régulière; des millions
de cols blancs, de professionnels et de gestionnaires moyens, touchés
par le « downsizing » et la restructuration, ont vu
leurs salaires, leurs avantages sociaux et leur sécurité d'emploi
fondre comme la neige.
Les classes moyennes traditionnelles (petits hommes d'affaires, fermiers,
gestionnaires moyens, professionnels indépendants) ont subi un rapide
déclin au niveau de leur stabilité économique et de
leur signification sociale, comme en témoignent les taux records
de faillites enregistrés tant pour les individus que les petites
entreprises. Ces couches intermédiaires contrôlent aujourd'hui
une part beaucoup plus petite des ressources économiques et financières
de la société américaine qu'à n'importe quelle
autre période de notre siècle.
Le degré sans précédent d'inégalité
sociale introduit d'énormes tensions dans la société.
Un vaste fossé sépare les riches de la majorité travailleuse,
et c'est à peine s'il reste une classe moyenne pour faire le pont.
Les couches intermédiaires qui servaient autrefois de tampon social,
et de point d'appui à la démocratie bourgeoise, ne peuvent
plus jouer ce rôle.
La transformation des vieux partis
Les deux partis de la grande entreprise réflètent chacun
à leur manière l'impact de ces changements économiques
au sein de l'élite dirigeante. Dans une tentative de cultiver et
de maintenir une base populaire pour son assaut sur la classe ouvrière
et sur l'héritage du libéralisme social du « New
Deal », la haute finance s'est de plus en plus tournée
vers l'extrême-droite pour la défense politique de ses intérêts.
Le parti républicain, jadis le représentant ouvert de Wall
Street, est devenu l'organe d'éléments quasi-fascistes, personnifiés
par des fondamentalistes chrétiens comme James Dobson et Pat Robertson.
La force du parti républicain se résume à ceci :
il représente, d'une manière plus conséquente et plus
impitoyable que toute autre faction politique bourgeoise, les intérêts
économiques de l'élite financière américaine.
La droite radicale sait ce qu'elle veut et est prête à faire
fi de l'opinion publique pour arriver à ses fins. Les Républicains
se foutent entièrement des règles constitutionnelles normales,
alors que les Démocrates se tournent les pouces comme des spectateurs
passifs et désespérés.
Si les Républicains expriment la brutalité des rapports
de classe aux États-Unis, leurs opposants bourgeois du parti démocrate
incarnent quant à eux un libéralisme mou et démoralisé,
dont la timide perspective de réformes a été entièrement
mise au rancart par la classe dirigeante.
La base sociale du parti démocrate a été ébranlée
par les mêmes processus économiques et sociaux qui ont poussé
le parti républicain vers la droite. Ses partisans et ses activistes
viennent d'un milieu particulier composé de riches hommes d'affaires
et professionnels, d'une couche de la petite-bourgeoisie noire qui vit en
large mesure des paiements corporatifs et gouvernementaux, et de la bureaucratie
syndicale. Ces couches sont en faveur de réformes, mais d'une manière
passive, tant que cela ne requiert aucune lutte réelle et n'affecte
pas leur portefeuille à la bourse. Ces éléments sont
tout aussi éloignés de la classe ouvrière que leurs
confrères républicains.
Clinton a cherché à apaiser la meute républicaine
dans la Chambre des représentants, d'abord par des excuses à
plat ventre, puis par des raids aériens contre l'Irak. Il va maintenant
chercher à se concilier les Républicains du sénat.
Sa totale impuissance face à la campagne de destitution n'est pas
tant un phénomène personnel que politique. S'il se décidait
à dénoncer les députés républicains et
à faire honnêtement appel au public, les élus démocrates
l'abandonneraient en masse, ce qui signifierait une défaite certaine
à son procès au sénat.
Le parti démocrate est incapable de se défendre, car pour
mener une lutte sérieuse contre la destitution, il faudrait exposer
la signification politique de la campagne de déstabilisation menée
par la droite républicaine contre l'administration Clinton, identifier
les forces sociales qui se cachent derrière cette campagne, et soulever
un mouvement populaire d'opposition parmi les travailleurs. En tant que
parti bourgeois qui défend le système de profit, le parti
démocrate ne peut pas lancer un tel appel.
La tempête politique à venir
Les processus socio-économiques du dernier quart de siècle
ont en fait transformé les États-Unis en deux pays distincts
qui, comme en témoignent les récents événements,
ne parlent pas le même langage politique. Il y a les Américains
qui se lèvent tous les jours pour aller travailler, la grande majorité,
qui doit mener une lutte continuelle contre la destruction des emplois et
l'érosion de son niveau de vie; et il y a l'élite financière,
les capitalistes et les couches enrichies de la classe moyenne, qui monopolise
les richesses et contrôle le système politique.
Jusqu'à présent, le conflit à Washington est resté
limité à l'élite des milieux politiques et des médias,
laquelle a soit ignoré, soit mal jugé, ou, dans le cas du
vote de destitution, directement défié l'opinion publique.
Mais sous la surface de cette frénétique bataille, d'énormes
forces sociales sont en ébullition. Peu importe les conséquences
immédiates de la crise, ces contradictions sociales doivent se manifester
sous la forme d'un immense conflit social.
L'effondrement du boum financier des années 90 va fournir un grand
élan à la montée des tensions sociales et au développement
d'une conscience politique anti-capitaliste parmi les travailleurs. La hausse
constante de la bourse a maintenu les illusions dans le système de
profit et permis à Clinton et aux Républicains de déguiser
le caractère réactionnaire de mesures comme l'abolition de
l'aide sociale. Mais le démantèlement des programmes sociaux
signifie qu'un ralentissement économique, voire une véritable
récession ou une panique financière, va rapidement plonger
des millions dans la pauvreté.
Le Financial Times britannique a lancé la semaine dernière
un avertissement quant à la fragilité d'une économie
américaine basée sur des valeurs boursières gonflées
de façon fantastique. Le marché boursier américain
surévalué est tout ce qui reste entre le capitalisme mondial
et une récession globale dévastatrice, a fait savoir le journal.
Il va sans dire que la bourgeoisie américaine, déchirée
par la lutte politique interne à Washington, n'est nullement en mesure
d'organiser une réponse globale à la prochaine série
de crises financières et monétaires.
Quelques voix plus sérieuses dans la presse américaine
ont commencé à exprimer leurs craintes quant aux répercussions
politiques de la crise actuelle. Un croniqueur du New York Times écrivait
récemment: « Si nos institutions civiques n'arrivent pas
à juger et résoudre de profondes divisions nationales d'une
manière juste, légale et transparente, les Américains
pourraient être tentés de régler leurs comptes dans
les rues ».
Un éditorial dans le Los Angeles Times avait pour titre: « Attention
à la colère ». Il lançait l'avertissement
suivant: « Un Capitol si éloigné du peuple qu'il
prétend représenter, et qui peut être si facilement
accaparé par une coterie vocale quoique peu nombreuse d'extrémistes,
est un plus grand danger pour la république que tous les mensonges
égoïstes de Bill Clinton. La Chambre devrait prendre à
coeur l'avertissement au ton presque biblique qu'a lancé plus tôt
cette année le député John Lewis (démocrate-Géorgie):
« Le peuple américain observe. Attention à la colère
du peuple américain ... Attention' ».
Aucune autre classe dirigeante n'a eu autant de succès à
bloquer un mouvement social de la classe ouvrière que la classe dirigeante
américaine. Utilisant le système des deux partis pour manipuler
l'opinion publique, penchant maintenant vers la gauche, ensuite vers la
droite, selon les circonstances, le capitalisme américain a pu empêcher
l'émergence d'un mouvement politique indépendant parmi la
grande masse des travailleurs. Un rôle particulièrement important
a été joué par les mass-médias, qui condamnent
et qualifient de non-légitime, toute opinion politique qui se place
en dehors du consensus de droite qui règne à Washington.
Ces méthodes ont cependant leurs limites. Même les médias
les plus serviles et les politiciens les plus corrompus ne peuvent pas rendre
plus attrayant pour les grandes masses le programme consistant à
enrichir davantage les riches. La politique américaine a été
pendant longtemps restreinte à un cercle étroit de caractère
conservateur ou ultra-conservateur, où le socialisme était
banni et le libéralisme lui-même avait perdu toute crédibilité.
Cette période tire à sa fin. Le coup d'état politique
de la droite radicale a déjà commencé à provoquer
une réponse politique par en bas.
Il y a trois caractéristiques d'une situation révolutionnaire
naissante. L'ancienne classe dirigeante ne peut plus diriger de la vieille
façon. Les masses opprimées ne peuvent plus vivre de la vieille
façon. Et les masses sont devenues conscientes de la nécessité
de mener une lutte politique et prendre entre leurs mains le sort de la
société. Les deux premières conditions existent déjà
aux États-Unis, mais la troisième n'a pas encore mûri.
C'est la tâche à laquelle doivent s'atteler les socialistes.
Voir aussi:
|