La conférence suivante a été prononcée par Tom Peters, membre éminent du Socialist Equality Group de Nouvelle-Zélande, et Thomas Scripps, membre éminent du Socialist Equality Party (UK), à l’université d’été internationale du SEP (US), qui s’est tenue entre le 30 juillet et le 4 août 2023.
C’est un privilège de pouvoir contribuer au travail de cette école extrêmement importante, qui a déjà couvert une grande richesse de matériel historique et théorique, et qui exprime véritablement la continuité du mouvement trotskiste mondial. Il serait tout à fait possible de consacrer une semaine entière, voire plus, à la discussion de la période allant de 1982 à 1986, qui est peut-être la rupture la mieux documentée de l’histoire du socialisme. Comme l’ont dit d’autres camarades: ce que nous présentons ici est une introduction et un guide pour d’autres lectures et études.
La conférence précédente du camarade Christoph Vandreier a examiné les débuts de la lutte théorique et politique de la Workers League contre la dégénérescence opportuniste du Workers Revolutionary Party (WRP). Cette lutte a été lancée par la critique de David North, en 1982, du travestissement du marxisme par Gerry Healy dans ses «Studies in Dialectical Materialism» [1], ainsi que par la série d’articles intitulée «Leon Trotsky and the Development of Marxism» [2].
Le résumé politique à la fin de la critique du camarade North affirme que «la vulgarisation du marxisme, présentée comme la “lutte pour la dialectique”, s’est accompagnée d’une dérive opportuniste indubitable au sein du Comité international, et en particulier dans le WRP».
La «pratique de la connaissance» idéaliste de Healy a servi à empêcher la discussion des problèmes politiques et des différences au sein du parti et à justifier les pratiques opportunistes les plus grossières. L’étude des écrits de Trotsky a été abandonnée, de même que la lutte politique et théorique contre le révisionnisme pabliste. «À toutes fins utiles, a écrit North, on traite la théorie de la révolution permanente comme si elle était inapplicable aux circonstances actuelles.» [3]
Cette théorie reste la base programmatique fondamentale du trotskisme en tant que marxisme révolutionnaire de notre époque. Elle remonte à l’appel lancé par Marx et Engels. Tirant les leçons des révolutions de 1848, Marx a insisté sur le fait qu’il ne pouvait y avoir d’unité politique entre la petite bourgeoisie démocratique et la classe ouvrière. Il a écrit:
Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. [4]
Cette conception fondamentale a été développée et enrichie par Trotsky, en s’appuyant sur les leçons de la révolution de 1905. En opposition aux mencheviks, qui insistaient sur la subordination de la classe ouvrière au libéralisme bourgeois, Trotsky a expliqué l’incapacité organique de la bourgeoisie à réaliser la révolution démocratique. Les tâches de la révolution ne pouvaient être accomplies que par l’arrivée au pouvoir de la classe ouvrière, par l’intermédiaire de son propre parti révolutionnaire, à la tête de la paysannerie et de toutes les masses opprimées. Cette révolution n’était pas conçue comme une révolution nationale, mais comme le coup d’envoi de la révolution mondiale.
Cette perspective a été confirmée dans la pratique par la révolution d’octobre 1917. Lénine est arrivé aux mêmes conclusions que Trotsky: il a abandonné la vieille formule des bolcheviks d’une «dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie» et, en avril, a procédé à une réorientation fondamentale du parti vers la prise du pouvoir, en opposition à Staline et aux membres dirigeants du parti bolchevik qui s’orientaient vers un regroupement avec les mencheviks et un appui au gouvernement bourgeois.
En 1933, Trotsky a résumé l’importance durable de la théorie de la révolution permanente dans le réarmement du prolétariat après la défaite désastreuse en Chine provoquée par l’adoption par la bureaucratie stalinienne de la théorie de la révolution en deux étapes.
La théorie, a-t-il dit, repose sur trois concepts fondamentaux:
a) La bourgeoisie nationale, qui au cours des premières étapes, cherche à utiliser la révolution à son profit (Kuomintang, Gandhi), passe invariablement de l’autre côté de la barricade, avec les classes féodales et les oppresseurs impérialistes, dans le cours du développement ultérieur de la révolution.
b) La petite bourgeoisie (paysannerie) ne peut plus jouer désormais de rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise et, par conséquent, ne peut pas prendre le pouvoir. C’est de là que découle le rejet du mot d’ordre de la dictature démocratique bourgeoise du prolétariat et de la paysannerie.
c) Sous la dictature du prolétariat, la révolution démocratique-bourgeoise se transforme en révolution socialiste, laquelle ne peut triompher totalement qu’en tant que maillon de la révolution mondiale. [5]
Le WRP allait trahir tous ces principes. À partir de la fin des années 1970, il a noué des alliances et des relations opportunistes avec des organisations et des régimes nationalistes bourgeois. Il a soutenu ainsi inconditionnellement l’Organisation de libération de la Palestine, le mouvement de libération nationale au Zimbabwe, Saddam Hussein en Irak et le régime de Khomeini en Iran. Une relation financière a été établie avec le régime de Kadhafi en Libye, que les dirigeants du WRP ont dissimulée au parti et au Comité international.
La perspective de construire des partis trotskistes dans ces pays a été abandonnée. Au lieu de cela, le WRP a promu des dirigeants nationalistes bourgeois en tant que dirigeant légitime de la classe ouvrière. Cela s’est accompagné d’une promotion de moins en moins critique de sections de la bureaucratie travailliste et syndicale au Royaume-Uni.
Cette conférence examinera comment, à la suite de la critique de David North en octobre 1982, la Workers League a entrepris une lutte de principe pour défendre la théorie de la révolution permanente contre l’opportunisme qui en était venu à dominer la perspective et la pratique du WRP.
Le bilan réfute complètement la position fausse et intéressée avancée par Cliff Slaughter, selon laquelle il y aurait eu une «dégénérescence égale» dans toutes les sections du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) parce que personne n’était capable de contester la domination et l’intimidation de Healy. Slaughter a écrit à David North en novembre 1985: «Tous les dirigeants du CI ont fait partie du healyisme et ont été ses victimes, et cela doit être confronté, analysé et corrigé.» [6]
Slaughter cherchait ainsi à se décharger de toute responsabilité dans la crise du WRP et à discréditer le CIQI en tant qu’incarnation de la continuité du mouvement trotskiste. Il s’agissait là d’un premier pas vers l’abandon ouvert du CIQI et du trotskisme.
La dégénérescence du WRP ne s’est pas produite du jour au lendemain. La SLL avait mené la lutte contre la réunification du Socialist Workers Party (SWP) avec le Secrétariat international pabliste en 1963. Healy et Slaughter avaient dénoncé l’adhésion du SWP au castrisme et la grande trahison du LSSP au Sri Lanka. Mais dix ans plus tard, la section britannique battait en retraite, elle s’adaptait aux puissantes pressions nationalistes en Grande-Bretagne, y compris les illusions répandues dans le Parti travailliste et la bureaucratie syndicale.
La radicalisation de larges couches de la classe ouvrière et de la classe moyenne en réponse aux bouleversements révolutionnaires de la fin des années 1960 a entraîné un afflux de membres. Mais ces membres n’ont pas été formés en tant qu’internationalistes et trotskistes. La direction du WRP en vint progressivement à considérer la lutte pour la clarification et l’éducation politiques comme un obstacle à la croissance de ses ressources et de ses membres.
Dans les années qui suivirent la réunification du SWP avec les pablistes, qui se traduisit par un isolement relatif de la section britannique, Healy en vint de plus en plus à considérer la croissance du mouvement trotskiste comme le résultat de la croissance d’un puissant parti national en Grande-Bretagne.
En fin de compte, comme l’expliquait David North dans «Gerry Healy and his Place in the History of the Fourth International, le fait de s’appuyer sur des couches de la classe moyenne au Royaume-Uni et sur des relations financières opportunistes avec des régimes bourgeois au Moyen-Orient reflétait «un manque de confiance politique dans la possibilité de gagner la classe ouvrière au programme du marxisme […] un rejet du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière en tant que fossoyeur du capitalisme et bâtisseur d’une nouvelle société socialiste». [7]
L’évolution historique de la Workers League, ainsi que de la Revolutionary Communist League (RCL) au Sri Lanka, a été très différente. Les deux organisations ont été fondées dans le cadre de la lutte contre le pablisme. Les cadres fondateurs de la Workers League ont été expulsés du SWP en 1964 pour avoir demandé une discussion politique sur l’entrée du LSSP dans le gouvernement Bandaranaike au Sri Lanka – la première fois dans l’histoire qu’un parti de la Quatrième Internationale entrait dans un gouvernement de coalition bourgeois. Cette trahison historique a démontré le rôle du révisionnisme pabliste en tant que soutien vital de l’ordre bourgeois.
La Revolutionary Communist League (RCL), fondée en 1968 en opposition à la trahison du LSSP, est rapidement entrée en conflit avec la dérive de la section britannique. Le secrétaire de la RCL, Keerthi Balasuriya, s’est vivement opposé à une déclaration publiée par la SLL en décembre 1971 au nom du CIQI, qui apportait un «soutien critique» au déploiement de troupes indiennes au Pakistan oriental, prétendument pour soutenir une lutte de libération nationale dans ce qui allait devenir le Bangladesh.
Keerthi a écrit :
La logique de la position politique trompeuse du CIQI sur le Bangladesh aurait conduit et conduit à l’abandon de toutes les expériences passées du mouvement marxiste concernant les luttes des masses coloniales. [8]
La RCL avait insisté sur le fait que l’intervention militaire indienne avait été entreprise précisément pour réprimer une lutte révolutionnaire qui visait à unifier le Bengale oriental et occidental. Elle a averti dans une déclaration que la classe ouvrière ne pouvait se fier à aucun des gouvernements bourgeois de la région. La SLL a veillé à ce que les critiques de la RCL restent inconnues au sein du CIQI et s’est efforcée d’isoler la section sri-lankaise.
La SLL/WRP a également créé d’énormes difficultés pour la RCL dans sa lutte pour unifier les travailleurs cinghalais et tamouls sur la base d’un programme socialiste incluant la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple tamoul. Mike Banda s’est d’abord opposé à l’autodétermination, soutenant ainsi l’État établi par l’impérialisme en 1948, fondé sur le chauvinisme cinghalais. En 1979, cependant, le WRP a changé de position pour soutenir sans critique les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), les présentant essentiellement comme la direction légitime du peuple tamoul et dénigrant la lutte menée par la RCL pour établir une direction trotskiste dans la classe ouvrière.
Les conférences précédentes ont examiné la portée de la trahison commise par Tim Wohlforth et l’importance de l’enquête sur la Sécurité et la Quatrième internationale, qui ont constitué des développements cruciaux dans la lutte politique contre le liquidationnisme pabliste aux États-Unis. Cette lutte a été continuellement approfondie par la Workers League et a joué un rôle central dans le recrutement et la formation de ses cadres au cours des années 1970 et 1980.
En même temps que la Workers League entrait en conflit direct avec les opportunistes du WRP, elle intensifiait sa dénonciation du révisionnisme du Socialist Workers Party. Les camarades avaient compris que ces deux luttes étaient profondément liées.
Le 31 décembre 1982, le secrétaire national du SWP, Jack Barnes, a prononcé un discours à la convention nationale des Young Socialists dans lequel il a explicitement répudié tout l’héritage du trotskisme. Le discours n’a pas été publié immédiatement, mais la Workers League a pu obtenir une transcription partielle et a préparé une réponse politiquement dévastatrice, publiée en août 1983 sous la forme d’une brochure intitulée «A Provocateur Attacks Trotskyism» (Un provocateur attaque le trotskisme).
Il est évident, bien que cela ne soit pas dit explicitement, que le document était également dirigé contre les positions adoptées par le WRP.
La déclaration défendait la théorie de la révolution permanente comme «l’essence programmatique du trotskisme en tant que marxisme de notre temps», qui interprète la révolution d’Octobre comme «un tournant dans l’histoire mondiale, c’est-à-dire le début, à l’échelle de l’histoire mondiale, de la transition du capitalisme au socialisme, et [qui a révélé] l’interconnexion entre ce développement historique mondial et la lutte des classes dans chaque pays». [9]
Cette déclaration mettait à nu l’extrême dégénérescence du SWP au point qu’il ne restait plus du parti fondé en 1938 que le nom. Le discours de Barnes mettait en avant une forme particulièrement vulgaire de pablisme. Il dénonça la théorie de la révolution permanente comme une déviation du marxisme et du léninisme, qui a conduit la IVe Internationale à être «éjectée de l’axe du Comintern». [10]
Selon Barnes, la théorie «a brisé l’unité postrévolutionnaire russe entre Lénine et Trotsky, au sens politique. Elle a ouvert la porte à des interprétations et des utilisations sectaires et d’extrême gauche de la théorie de la révolution permanente». [11]
Il a dit:
La révolution permanente n’est pas une généralisation correcte, ni une généralisation adéquate – ni une généralisation qui ne crée pas plus de problèmes qu’elle n’en résout – de notre programme. Nous obtiendrons beaucoup, beaucoup plus en réduisant la révolution permanente, en soulignant, à mon avis, qu’elle n’est pas utile en tant que terme général pour notre programme.
Résumant la perspective de la direction du SWP, Barnes a déclaré: «Le trotskisme, ce terme lui-même, je prédis qu’aucun d’entre nous ne l’utilisera avant la fin de cette décennie». [12]
L’argument de Barnes, expliqua la Workers League, «ne concerne pas seulement le trotskisme, mais l’histoire elle-même». [13] Barnes affirme que Trotsky a mal représenté Lénine en prétendant que ce dernier avait abandonné la théorie de la «dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie» à son retour en Russie en 1917 et adopté la théorie de la révolution permanente dans ses thèses d’avril. C’est précisément le grand mensonge avancé en 1924 par Staline, dont la campagne contre Trotsky et l’opposition de gauche a commencé par une attaque contre la théorie de la révolution permanente et par des accusations selon lesquelles Trotsky avait «sous-estimé» la paysannerie. Cela allait de pair avec le rejet par la bureaucratie de l’internationalisme en faveur de la «théorie» du «socialisme dans un seul pays».
En fait, Lénine avait déclaré à plusieurs reprises depuis avril 1917 que l’ancienne formule était «obsolète». Il a déclaré: «Elle n’est plus bonne à rien. Elle est morte. C’est en vain que l’on tentera de la ressusciter.» [14] Il a identifié le même problème que celui souligné par Trotsky: la formule ne résolvait pas la question de savoir quelle classe allait diriger. Cette limitation a été confirmée par la révolution de février: le Soviet incarnait la dictature du prolétariat et de la paysannerie, qui a «cédé» le pouvoir à la bourgeoisie.
Les thèses d’avril de Lénine rejetaient la théorie de la révolution en deux étapes et appelaient à une révolution ininterrompue, ou permanente:
Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. [15]
Le SWP a repris les vieux mensonges staliniens pour justifier son abandon total de toute perspective de construction de partis révolutionnaires indépendants basés sur la classe ouvrière. Comme l’a expliqué la Workers League:
Les staliniens, les centristes et tous les radicaux petits-bourgeois qui détestent la classe ouvrière ont toujours eu un «problème» avec la révolution permanente parce qu’elle est la guide théorique de la lutte contre toute forme de collaboration de classe et de subordination de la classe ouvrière aux agences politiques de la bourgeoisie. [16]
Le camarade North a de nouveau souligné le caractère stalinien des positions de Barnes dans son rapport au Comité international en février 1984. Barnes réclamait un «gouvernement des ouvriers et des paysans», c’est-à-dire pas la dictature du prolétariat. Les staliniens eux-mêmes étaient très explicites à ce sujet.
Le camarade North a cité le principal théoricien soviétique de la «libération nationale», Rostislav Ulyanovsky, qui a écrit que la tâche dans les pays en voie de développement était de faire des «pas vers le socialisme» en exerçant «une pression de masse sur la démocratie bourgeoise, l’aidant ainsi à réaliser ses potentialités progressistes».
«Il est également nécessaire de garder à l’esprit que la promotion du slogan appelant à l’adoption de la voie non capitaliste n’implique nullement qu’il appelle également à une révolution socialiste, à l’établissement d’une démocratie populaire et à la prise du pouvoir par les communistes [...]» [17]
Le SWP s’orientait vers les régimes nationalistes petits-bourgeois d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud.
En mars 1982, Barnes avait déclaré:
Nous nous considérons comme faisant partie d’un mouvement marxiste mondial commun avec le FSLN [du Nicaragua], avec le New Jewel Movement [de la Grenade], avec le Parti communiste de Cuba, avec les directions prolétariennes d’avant-garde des luttes révolutionnaires au Salvador et au Guatemala […] Nous pensons que c’est ainsi que l’ensemble de la Quatrième Internationale devrait se considérer. Nous faisons partie d’un mouvement marxiste commun avec ces révolutionnaires. Nous ne faisons pas partie d’un mouvement commun avec beaucoup de gens et d’organisations qui se disent trotskistes. [18]
La déclaration de la Workers League explique en détail comment le SWP, sous la houlette de Joseph Hansen, a profité de la révolution cubaine de 1959 pour prouver qu’il n’était plus nécessaire de construire une direction trotskiste dans la classe ouvrière. Les tâches révolutionnaires pouvaient être confiées à des «marxistes inconscients» tels que Castro.
Ce virage du SWP et le mouvement de réunification avec les pablistes se sont accompagnés de l’entrée d’agents de l’État dans le parti, par l’intermédiaire du Fair Play for Cuba Committee. Barnes faisait partie d’un groupe de 12 agents, recrutés au sein du Carleton College conservateur, qui furent rapidement promus à des postes de direction par Hansen. Ce groupe a joué un rôle majeur pour préparer le terrain à l’expulsion de Wohlforth et d’autres partisans du CIQI.
La purge s’est poursuivie et s’est accélérée parallèlement à la dégénérescence politique du SWP, des dizaines de membres fondateurs ayant été expulsés du parti au début des années 1980.
La déclaration de 1982 de la Workers League souligne le point important suivant:
La dégénérescence du Socialist Workers Party n’est pas simplement le produit des activités de Hansen en tant qu’espion du gouvernement. Cependant, dans des conditions de crise politique croissante au sein du SWP au cours des années 1950, les questions théoriques découlant de la scission de 1953 n’ayant toujours pas été résolues, des dirigeants tels que Cannon n’étant plus ce qu’ils étaient et les luttes intestines entre factions étant devenues endémiques parmi les principaux dirigeants, le travail de Hansen a pris des proportions extrêmement destructrices.
Le rapport explique ensuite que cette dégénérescence n’était pas inévitable:
À la fin des années 50, la collaboration de la Socialist Labour League avec les trotskistes américains aurait pu aider à surmonter la crise interne au sein du SWP. Avec les changements de la situation politique aux États-Unis – en particulier la croissance du mouvement de masse parmi les travailleurs noirs pour les droits civiques – le SWP aurait pu à nouveau faire de grands pas en avant en tant que mouvement trotskiste. [19]
Au lieu de cela, Hansen et ses protégés se sont efforcés d’empoisonner l’atmosphère au sein du SWP pour attiser l’opposition contre la SLL, notamment en répandant des mensonges selon lesquels «Healy s’oppose à la révolution cubaine». La SLL a toujours adopté une position de principe pour défendre la révolution cubaine contre l’impérialisme américain. Cela ne justifiait toutefois pas l’adoption de sa direction nationaliste comme substitut à la construction du mouvement trotskiste à Cuba.
Il convient de souligner que le rejet total par le SWP de la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière s’appliquait également aux États-Unis, où il s’orientait vers des démocrates «de gauche» tels que Jesse Jackson, sur la base du nationalisme noir et de la politique identitaire. Barnes a affirmé que Jackson «part du même point que les figures majeures du mouvement ouvrier et des organisations des nationalités opprimées qui sont impliquées prétendent revendiquer… [à savoir] que l’alliance des travailleurs, des Noirs et des Latinos, de la classe ouvrière et des nationalités opprimées – quelle que soit la manière dont elle est formulée – doit être formée».
Il est évidemment totalement faux de décrire les Noirs et les Latinos comme une «nation opprimée» distincte de la classe ouvrière; cela sert à dissimuler les différenciations de classe qui existent parmi les Noirs et les autres minorités. Avec de telles déclarations, expliqua la Workers League, le SWP «se plie aux éléments petits-bourgeois parmi les Noirs et les Hispaniques, et travaille cyniquement avec eux afin de construire un pont vers le Parti démocrate». [20]
La Workers League espérait qu’en mettant à nu l’attaque du SWP contre le trotskisme et en rappelant à la SLL son rôle dans la lutte historique contre la réunification avec le pablisme, elle contribuerait à clarifier les problèmes politiques du WRP et à corriger et réorienter le parti. Le camarade North fut encouragé par le fait que lorsque Gerry Healy fut informé du discours de Barnes en 1982, il soutint avec enthousiasme la proposition de la Workers League de répondre et de démasquer ses positions.
Le 11 février 1984, David North a de nouveau rappelé aux dirigeants du WRP le rôle qu’ils avaient joué au début des années 60 dans la lutte contre la tentative du SWP de réviser le trotskisme sur la base des défaites infligées à l’impérialisme par la révolution cubaine.
Dans sa toute première lettre au SWP, la SLL avait averti que «le plus grand danger auquel fait face le mouvement révolutionnaire est le liquidationnisme», représenté très clairement par le pablisme. Elle poursuivit: «Tout recul par rapport à la stratégie d’indépendance politique de la classe ouvrière et de construction de partis révolutionnaires serait une erreur d’une portée historique mondiale de la part du mouvement trotskiste». [21]
Le rapport de North au CIQI expliqua la similitude entre la répudiation ouverte de la révolution permanente par le SWP et les positions adoptées par le WRP. Les relations établies par le WRP avec les dirigeants bourgeois de tout le Moyen-Orient, que Tom Scripps développera dans la deuxième partie de cette conférence, étaient étonnamment similaires à l’orientation du SWP vers ceux d’Amérique latine.
Le rapport de North a expliqué que:
La dernière attaque de Barnes contre le trotskisme doit mettre en lumière toute cette histoire, précisément parce que le Comité international a toujours reconnu que de tels développements cruciaux dans les rangs des révisionnistes préfigurent inévitablement de nouveaux chapitres importants de la révolution socialiste mondiale. En outre, nous ne considérons pas simplement le révisionnisme comme une sorte de bactérie qui existe à l’intérieur d’une éprouvette, conservée en toute sécurité dans un laboratoire. C’est précisément parce que le révisionnisme a des racines matérielles dans le développement réel de la lutte des classes dont nous faisons nous-mêmes partie, parce qu’il reflète la pression des forces de classe étrangères sur la classe ouvrière et son avant-garde révolutionnaire, que notre réponse au révisionnisme trouve sa plus haute expression dans l’analyse de notre propre développement politique. [22]
Le WRP, cependant, n’avait aucun intérêt à procéder à une analyse objective de son propre développement politique et il a cherché à plusieurs reprises à bloquer une telle discussion au sein du CIQI en attaquant la Workers League, en censurant ses critiques et en brandissant la menace d’une scission.
Le conflit politique entre le WRP et la Workers League s’est aggravé au cours de l’année 1983 et s’est enflammé sur la question de l’invasion américaine de la Grenade. Lors d’une réunion du CIQI en octobre 1983, Mike Banda a vivement attaqué la réaction du Bulletin, y compris un article de première page intitulé «Reagan est un menteur» (Reagan is a Liar), qu’il a qualifié de réaction propagandiste.
Dans une lettre adressée au camarade North en décembre, Cliff Slaughter en a rajouté et a critiqué la Workers League, en faisant la fameuse déclaration suivante:
Votre propre insistance sur «l’indépendance politique de la classe ouvrière», soutenue par une citation de Défense du marxisme, deviendra une arme dans les mains de tous ceux qui conservent la marque du pragmatisme, parce qu’elle sera chérie par eux comme quelque chose de plus «concret» que la lutte explicite pour développer et comprendre les catégories de la dialectique comme méthode pour cette question de vie et de mort qui consiste à saisir les développements rapides et multidimensionnels provoqués par la crise mondiale. [23]
Comme le camarade Christoph Vandreier l’a déjà noté, nous voyons ici Slaughter opposer la méthode marxiste à la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière, contrairement à l’idée que la méthode marxiste est l’outil pour établir l’indépendance politique de la classe ouvrière [24]. Je reviendrai bientôt sur ce passage et sur la réponse du camarade North.
Slaughter s’opposait à la déclaration de la commission politique de la Workers League intitulée «Mobilisons le mouvement ouvrier contre l’impérialisme américain» (Mobilize Labor Against US Imperialism). Cette déclaration, publiée le 28 octobre 1983, expliquait que l’invasion faisait partie d’une résurgence de la violence militaire américaine, y compris l’envoi de Marines au Liban et le financement des contras pour lutter contre le gouvernement sandiniste du Nicaragua.
Poussées par leur crise économique, les puissances impérialistes s’orientaient vers un redécoupage violent du monde. La guerre britannique dans les îles Malouines et l’invasion israélienne du Liban, toutes deux soutenues par les États-Unis, s’inscrivaient dans «la campagne de recolonisation des vastes territoires dans lesquels une indépendance nationale au moins formelle avait été acquise depuis la Seconde Guerre mondiale». [25]
L’invasion de la Grenade a également servi des objectifs nationaux: elle était accompagnée de dénonciations hystériques du communisme par Ronald Reagan, dont le gouvernement était simultanément engagé dans la répression impitoyable de la lutte des classes. Reagan a affirmé que la petite île avait été transformée en un satellite soviétique et cubain qui poserait une menace militaire.
Le déclencheur immédiat de l’invasion a été le coup d’État sanglant au sein du New Jewel Movement (NJM), un parti nationaliste radical qui avait pris le pouvoir à la Grenade en 1979. Le gouvernement Reagan a cyniquement déclaré qu’il devait intervenir pour protéger un groupe d’étudiants en médecine américains à la Grenade, qui n’avait jamais en fait couru le moindre risque.
Le New Jewel Movement, bien que salué par le SWP comme une direction «marxiste prolétarienne consciente» [26], qui avait établi un «gouvernement de travailleurs et d’agriculteurs», était un régime nationaliste bourgeois, qui avait mené des réformes limitées et cherché à développer l’économie du pays et à établir une plus grande indépendance par rapport aux puissances impérialistes.
Le 19 octobre 1983, le Premier ministre de la Grenade, Maurice Bishop, a été assassiné, ainsi que plusieurs de ses ministres et dirigeants syndicaux, par une faction rivale du NJM dirigée par son ancien vice-premier ministre, Bernard Coard, et soutenue par l’armée. Ces événements étaient l’aboutissement sanglant d’une lutte de pouvoir liée à des conflits de politique économique et étrangère: Bishop s’était récemment rendu aux États-Unis et avait lancé un appel à la normalisation des relations diplomatiques, ce à quoi s’opposaient apparemment ses rivaux, orientés vers un renforcement des liens avec Cuba et l’Union soviétique.
La Workers League a expliqué que «les événements sanglants de la Grenade démontrent une fois de plus l’instabilité organique et la faillite politique de ces tendances nationalistes issues de l’intelligentsia petite-bourgeoise des anciens pays coloniaux et néocoloniaux». Comme l’avait expliqué Trotsky, de tels éléments étaient incapables de mener la révolution démocratique à la victoire parce qu’elle exigeait la dictature du prolétariat, y compris la création de véritables organes du pouvoir ouvrier. La déclaration se poursuivait ainsi:
Dépourvus de toute perspective marxiste, sans aucune compréhension scientifique de la relation entre le parti et la classe, ballottés par des forces de classe qu’ils espèrent manipuler sans comprendre la logique du processus historique, et simultanément désorientés et corrompus par la bureaucratie stalinienne soviétique, ces dirigeants petits-bourgeois règlent leurs comptes violemment et dans le dos des masses qu’ils prétendent représenter. [27]
Dans sa déclaration faite immédiatement après l’invasion – celle à laquelle Slaughter s’est opposé – la Workers League a dénoncé le soutien tacite de l’AFL-CIO à l’impérialisme américain et l’opposition factice de certains démocrates, ainsi que le rôle perfide du gouvernement soviétique, qui semblait avoir encouragé le coup d’État à la Grenade.
Soulignant le lien entre l’éruption du militarisme américain et l’attaque bipartisane contre la classe ouvrière américaine, la déclaration affirmait que l’invasion ne pouvait être vaincue qu’en mobilisant la force de la classe ouvrière: «La question centrale à laquelle est confrontée la classe ouvrière américaine est la nécessité d’établir son indépendance politique par la formation d’un parti ouvrier et la lutte pour un gouvernement ouvrier engagé dans l’abolition du système capitaliste et l’instauration du socialisme.» [28]
Slaughter s’est opposé à cette déclaration. Il écrivit que «la “question centrale” est de lutter pour la défaite de l’invasion impérialiste américaine à la Grenade et de son attaque prochaine au Nicaragua». Il appela la Workers League à publier une déclaration claire «selon laquelle une défaite des forces impérialistes américaines à la Grenade serait une victoire pour la classe ouvrière américaine et les travailleurs du monde entier, en précisant que nous sommes pour un soutien inconditionnel même à la clique militaire au pouvoir à la Grenade». [29]
La Grenade est l’un des plus petits pays du monde. En 1983, elle ne comptait que 110.000 habitants et n’avait guère de forces armées, certainement pas capables de repousser la force d’invasion américaine, qui a facilement envahi l’île. L’idée que le peuple grenadien aurait pu être victorieux sur le champ de bataille était totalement absurde. La défaite de l’impérialisme américain n’était possible que grâce à la mobilisation de la classe ouvrière américaine.
Selon Slaughter, la déclaration de la Workers League selon laquelle la «cible principale» des attaques du gouvernement Reagan était la classe ouvrière américaine montrait «une certaine réserve quant au contenu anti-impérialiste de la révolution coloniale, une certaine réserve quant à l’unité de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés et les mouvements de libération coloniaux et nationaux». [30]
Dans sa réponse à ces accusations provocatrices, David North a rejeté l’affirmation selon laquelle la Workers League s’était éloignée d’une position de défaitisme révolutionnaire. Il a passé en revue le bilan du Bulletin au cours des deux mois précédant l’invasion, qui s’est continuellement opposé aux interventions des États-Unis au Liban et au Nicaragua, ainsi qu’aux conspirations impérialistes contre l’Organisation de libération de la Palestine. Dans tous les cas, la Workers League avait «continuellement soulevé la question de la mobilisation de la classe ouvrière aux États-Unis contre l’impérialisme et en appui aux pays semi-coloniaux». [31]
Le camarade North a ensuite expliqué qu’au-delà de l’objection immédiate de Slaughter à la position du Bulletin sur la Grenade, la lettre de Slaughter soulignait un désaccord plus fondamental entre la perspective du WRP et celle de la Workers League.
En réponse au dénigrement par Slaughter de l’appel à l’indépendance politique de la classe ouvrière, North a écrit: «Je suis étonné par cet argument, qui va à l’encontre de tout ce qui nous a été enseigné par le Comité international et par toi, personnellement».
Il a expliqué que l’approche de Slaughter, «qui sépare explicitement la lutte pour la défaite de l’invasion américaine de la Grenade de la lutte pour établir l’indépendance politique de la classe ouvrière est identique à celle de tous les groupes révisionnistes et staliniens aux États-Unis». North a posé la question: «N’est-ce pas sur cette distinction injuste que la Workers League et le CIQI ont fondé leur lutte contre la conception opportuniste pabliste du mouvement «anti-guerre»?
North a noté que bien que Slaughter eut critiqué la Workers League pour avoir adopté une approche pragmatique et pour avoir abandonné la dialectique, c’était en fait la méthode que Slaughter utilisait en opposant les «développements réels» à la Grenade et au Liban aux «questions “abstraites” de principe et de programme».
North a expliqué:
Ce qui doit être étudié et développé, c’est l’application correcte de la méthode dialectique et du matérialisme historique. Cependant, cela n’est en aucun cas miné par «l’emphase» mise sur «l’indépendance politique de la classe ouvrière». Je pense qu’une étude sérieuse de toutes les œuvres de Lénine – et, plus explicitement, de ses premières études économiques et philosophiques – révélera le lien interne entre l’importance qu’il accordait à l’application correcte de la méthode dialectique et l’«emphase» qu’il mettait sur l’indépendance politique de la classe ouvrière.
En réponse à l’affirmation de Slaughter selon laquelle la Workers League émettait des «réserves» sur le «contenu anti-impérialiste des révolutions coloniales [et …] sur l’unité de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés et les mouvements de libération coloniaux-nationaux», North a souligné qu’en fait, «tous les mouvements coloniaux-nationaux sont une unité de forces de classe antagonistes […] La pression de l’impérialisme n’atténue pas, mais intensifie plutôt la lutte des classes dans les pays semi-coloniaux».
Il a ajouté:
Contrairement aux pablistes et aux staliniens, nous soutenons que l’anti-impérialisme de la bourgeoisie coloniale a un caractère relatif et non absolu, conditionné par le niveau de développement des contradictions de classe au sein de chacune des nations opprimées. Le contenu anti-impérialiste objectif de la révolution coloniale et son unité historique avec les luttes prolétariennes dans les centres métropolitains doivent être renforcés et réalisés par une lutte cohérente contre les directions bourgeoises-nationalistes des mouvements de masse dans les pays opprimés. [32]
Cette compréhension profondément dialectique du mouvement anticolonial est un élément central de la théorie de la révolution permanente. À ce stade, David North et la direction de la Workers League restaient persuadés qu’une discussion approfondie au sein de la direction du CIQI permettrait de clarifier les questions politiques et de réorienter le WRP.
North a conclu en rappelant à nouveau à Slaughter son propre rôle dans la lutte contre le révisionnisme pabliste, y compris ses avertissements répétés selon lesquels le révisionnisme reflétait la pression de l’impérialisme sur le mouvement ouvrier. Alors que la crise du capitalisme et des régimes soviétiques s’aggravait, l’attaque ouverte de Jack Barnes contre le trotskisme reflétait le besoin le plus profond de la classe capitaliste de faire dérailler les révolutions dans les anciens pays coloniaux et le mouvement ouvrier dans les centres de l’impérialisme. Il est donc essentiel, écrivait North, que le Comité international reste attentif à toute trace de révisionnisme dans ses propres rangs.
La lettre de Cliff Slaughter de 1983 est particulièrement frappante, car, bien qu’elle critique la Workers League pour avoir prétendument négligé «la lutte quotidienne pour développer la méthode dialectique dans la formation des cadres», elle fait preuve de la même méthode impressionniste et pragmatique que celle contre laquelle Slaughter avait polémiqué 20 ans plus tôt, dans la lutte contre la réunification du SWP avec les pablistes.
Dans Opportunism and Empiricism (mars 1963), Slaughter avait écrit:
Avec Hansen et les pablistes, leur nouvelle réalité est en fait une liste d’abstractions telles que «la révolution coloniale», «le processus de déstalinisation», «les tendances irréversibles», «les forces en mouvement vers la gauche», «la pression des masses», etc. Comme toutes les déclarations sur les phénomènes sociaux, elles sont dénuées de sens à moins qu’il ne soit démontré qu’elles ont un contenu de classe spécifique, car la lutte des classes et l’exploitation sont le contenu de tous les phénomènes sociaux.
Faisant le lien entre la méthode empirique de Hansen et la glorification du régime castriste par le SWP, Slaughter a expliqué:
L’analyse marxiste de toute l’époque moderne a établi que les directions politiques représentant les couches sociales non ouvrières ne peuvent aller que jusqu’à un certain point dans la lutte contre l’impérialisme. Les limites objectives de leur révolution les conduisent finalement à se retourner contre la classe ouvrière, et contre ses revendications indépendantes qui correspondent à la révolution socialiste internationale. Seul un processus de construction de partis indépendants propres à la classe ouvrière visant le pouvoir ouvrier, basé sur le programme de la révolution permanente, peut empêcher qu’une révolution nationale ne se transforme en une nouvelle stabilisation de l’impérialisme mondial. [33]
Ces ouvrages sont à lire comme un acte d’accusation de l’abandon de la révolution permanente par le WRP, qui promouvait divers régimes nationalistes bourgeois au Moyen-Orient, les présentant comme la direction révolutionnaire légitime des masses de la région.
Deuxième partie
La réplique de North à Slaughter laissée sans réponse, la Workers League entama une lutte politique sur l’abandon par le WRP de la révolution permanente, plus directement en ce qui concernait ses écrits sur les nationalistes bourgeois au Moyen-Orient.
La première critique approfondie de la ligne du WRP a été formulée par North dans une lettre adressée en janvier 1984 à Mike Banda, avant une réunion du CIQI prévue le mois suivant, à propos de la récente prise de position de News Line en faveur du dirigeant de l’OLP, Yasser Arafat.
Le WRP et l’Organisation de libération de la Palestine
L’OLP (Organisation de libération de la Palestine) était une organisation nationaliste bourgeoise fondée par la Ligue arabe en 1964 pour mener une lutte armée contre Israël en vue de la création d’un État arabe sur le territoire de la Palestine mandataire. Il s’agissait d’un groupe de coordination regroupant plusieurs factions. Arafat avait cofondé la faction dominante du Fatah et était devenu président du comité exécutif de l’OLP en 1969.
Le WRP a commencé à développer des relations avec l’OLP en 1976 et, à partir de ce moment, il est passé d’une défense légitime et d’un soutien critique au mouvement contre l’impérialisme à une adaptation totale et à l’adulation.
Les critiques de North dans sa lettre [de janvier 1984] se concentraient sur l’épisode le plus récent de ce processus à l’époque: le compte-rendu élogieux par le WRP de la rencontre d’Arafat avec le président égyptien Hosni Moubarak en décembre 1983.
Avec cette rencontre, le WRP affirma que «la diplomatie audacieuse d’Arafat a contribué à saper le traité entre l’Égypte et Israël». News Line a déclaré que cette rencontre marquait «la reconnaissance par le gouvernement égyptien de l’OLP, de sa légitimité dans la lutte au Moyen-Orient et de son droit inaliénable à lutter pour la libération de la Palestine», renversant ainsi la «conspiration du Camp David fomenté par Sadate, Begin et Carter». [34]
Anouar el-Sadate a été le troisième président de l’Égypte, de 1970 à 1981. Il a supervisé des politiques de privatisation et de libéralisation économique ainsi qu’un réalignement de l’Égypte sur les États-Unis. Lors des négociations qui ont suivi la guerre du Kippour (ou quatrième guerre israélo-arabe) de 1973, il a entamé une normalisation des relations avec Israël, devenant le premier dirigeant arabe à se rendre officiellement dans le pays en novembre 1977, en rencontrant le premier ministre israélien Menahem Begin à Jérusalem.
Les deux hommes ont ensuite tenu des pourparlers sous la médiation des États-Unis et du président Jimmy Carter dans la retraite présidentielle américaine de Camp David en 1978. Ils ont signé les accords de Camp David après 12 jours de négociations secrètes. C’est ainsi qu’est né le traité de paix Égypte-Israël de 1979, qui a valu à l’Égypte d’être exclue de la Ligue arabe.
Ces expériences fondamentales ont démontré la faillite des nationalistes bourgeois arabes. L’accommodement de l’Égypte avec Israël faisait partie d’un mouvement plus large d’accommodement avec l’impérialisme. Il a contribué à préparer le terrain, comme l’a noté North dans sa lettre à Banda, pour l’invasion israélienne sanglante du Liban et le siège de Beyrouth en juin 1982, visant à chasser l’OLP du pays, qu’elle avait utilisé comme base d’opérations.
Les affirmations du WRP concernant la rencontre Arafat-Moubarak suggéraient que cette histoire – et les énormes processus de classes qu’elle contenait – avait été en quelque sorte annulée par un coup de maître diplomatique. Cette affirmation – qui, comme le nota North, est plus appropriée à l’historiographie idéaliste bourgeoise des grandes actions des individus – exprimait une volonté politique de blanchir les régimes arabes et de défendre la tentative d’Arafat de fonder la lutte palestinienne sur des manœuvres entre eux. La rencontre avec Moubarak n’était que le dernier exemple en date d’une longue série, tous conduisant en fin de compte à la trahison de l’OLP par les régimes arabes.
Comme l’écrivait North dans sa lettre:
La puanteur de Camp David n’a pas été enterrée avec Sadate. La bourgeoisie arabe, brisée par l’effondrement de l’OPEP et terrifiée par le spectre de la révolution socialiste, cherche désespérément une formule qui lui permettra d’enterrer la hache de guerre avec l’Égypte. Le terrain sera alors propice à un accommodement avec Israël lui-même. [35]
Il a ensuite identifié l’erreur fondamentale:
Les véritables relations entre l’impérialisme et ses clients au Moyen-Orient ainsi que les changements dans les relations de classe au sein de chaque pays arabe ne sont même pas mentionnés. [36]
Bien sûr, cela allait dans les deux sens. L’approche erronée encourageait une adaptation aux régimes nationalistes bourgeois, mais cette approche erronée était elle-même encouragée par l’impératif de maintenir la relation mercenaire du WRP avec ces régimes, au grand détriment de la classe ouvrière arabe – et peut-être plus encore de la classe ouvrière palestinienne.
En fait, l’OLP était de plus en plus exploitée par le WRP comme un tremplin vers diverses fractions de la bourgeoisie arabe aux ressources considérables, tout comme ces forces se servaient de l’OLP pour rehausser leur réputation dans leur pays.
D’une manière superficiellement contradictoire, cela prenait la forme d’une glorification constante de chaque action de l’OLP, toute notion correcte de soutien critique étant remplacée par des invocations du caractère sacré de la «lutte armée» et du statut de l’organisation en tant que «seul représentant légitime du peuple palestinien» [37]. Au point que, comme North le nota dans sa lettre, le WRP défendait Arafat contre les sections de l’OLP qui critiquaient, au moins partiellement, ses manœuvres opportunistes.
En d’autres termes, la classe ouvrière était abandonnée à la direction des nationalistes bourgeois, et toute politique qui visait à renforcer les rangs de la Quatrième Internationale parmi les Palestiniens, ou plus largement au Moyen-Orient, était écartée. Au lieu de lutter pour armer la classe ouvrière d’un programme marxiste, établir son indépendance politique et la préparer à mener à bien la victoire sur l’impérialisme et l’achèvement des tâches démocratiques nationales dans le processus d’une révolution socialiste, le WRP présentait l’OLP comme le «dirigeant de la lutte pour l’émancipation de l’ensemble de la nation arabe». [38]
North a écrit:
En écrivant des articles qui ne servent qu’à justifier ce qui a déjà été fait par Arafat, et qui font bien paraitre telle ou telle manœuvre pragmatique, il y a le risque que nous devenions victimes d’une perspective politique qui remet en question la nécessité réelle de construire le mouvement trotskiste dans les pays semi-coloniaux et au sein des mouvements de libération nationale anti-impérialistes. [39]
Le seul programme sur lequel le mouvement trotskiste aurait pu être construit dans la région – et la seule base pour vaincre l’impérialisme et la bourgeoisie nationale – était une orientation vers la lutte des classes et une lutte sur cette base pour l’unité des travailleurs à travers le Moyen-Orient.
North fait référence aux luttes en cours non seulement à Marrakech, à Tunis et au Caire, mais aussi à Haïfa (dans le nord d’Israël) – évoquant la déclaration originale et correcte de 1948 de la Quatrième Internationale sur la formation de l’État israélien, déclarant que «renoncer totalement au sionisme est la condition sine qua non de la fusion des luttes des travailleurs juifs avec les luttes sociales, nationales et de libération des travailleurs arabes». [40]
L’histoire, malheureusement, a eu l’occasion de montrer ce que l’alternative allait offir: le massacre continu des Palestiniens dans un conflit profondément inégal, qui a conduit aux accords d’Oslo, à l’Autorité palestinienne et aux mesures actuelles d’Israël pour raser la Cisjordanie jusqu’au niveau de Gaza – tout cela se déroulant alors que les régimes arabes procèdent à une normalisation des relations avec Tel-Aviv, au service de l’axe anti-iranien de l’impérialisme.
La lettre de North se concentre sur l’OLP, mais elle est clairement rédigée comme une critique initiale de la ligne générale du WRP à l’égard des régimes nationalistes bourgeois et des mouvements de libération – comme le début d’une lutte politique pour un changement de cap. Il appelle à un «bilan» de cette activité, «en faisant une analyse de chaque expérience concrète par laquelle le Comité international est passé» dans le cadre d’une «discussion exhaustive sur les perspectives internationales, visant à la rédaction d’une résolution internationale complète». [41]
En d’autres termes, la Workers League cherchait à clarifier les choses au niveau international dans un esprit de camaraderie. Et elle était guidée par la conception de la nécessité absolue d’une perspective mondiale, comme nous l’avons vu dans la première moitié de cette conférence.
North a expliqué:
Aussi prometteurs que puissent paraitre certains développements dans le travail national des sections – comme nos propres expériences dans diverses luttes syndicales – ils ne produiront pas de gains réels pour les sections concernées si ce travail n’est pas guidé par une perspective internationale scientifiquement élaborée. [42]
Et ensuite:
Les critiques de la Workers League s’enracinent explicitement dans les expériences historiques clés du mouvement trotskiste: la lutte de la SLL contre le pablisme, en particulier sur les questions de l’Algérie et de Cuba dans les années 1950 et 1960, et les événements récents impliquant le SWP et la répudiation ouverte de la révolution permanente par Jack Barnes.
En formulant cette critique, la Workers League a bénéficié de l’expérience acquise non seulement avec l’OLP, mais aussi avec la Libye, l’Irak et l’Iran – dont je parlerai dans le contexte du prochain document majeur de cette période, le rapport de North au Comité international de février 1984 – ainsi qu’avec le Zimbabwe et le Sri Lanka, dont je voudrais donner un bref aperçu à ce stade.
Le WRP trahit la révolution zimbabwéenne
Le WRP a établi sa position anti-trotskiste sur la lutte contre l’impérialisme britannique au Zimbabwe lors de son quatrième congrès en mars 1979, dans une résolution rédigée par Banda. Le document ne fait jamais référence aux intérêts de classe indépendants du prolétariat, mais parle plutôt en termes de «masses de plusieurs millions», sans parler de la classe sociale. [43] Les travailleurs du Zimbabwe étaient encouragés à placer leur confiance dans le Front patriotique de Robert Mugabe et Joshua Nkomo.
Le Front patriotique était une coalition de l’Union du peuple africain du Zimbabwe (ZAPU), dirigée par Nkomo, et de l’Union nationale africaine du Zimbabwe (ZANU), dont la principale faction était dirigée par Mugabe. Chacune avait sa propre aile militaire, qui menait une campagne de guérilla contre le gouvernement de la minorité blanche de Ian Smith depuis la fin des années 1960.
Il s’agissait d’organisations nationalistes bourgeoises. Mais Banda les plaçait à la tête de la lutte au Zimbabwe sous la formulation trompeuse suivante: «Nous soutenons le Front patriotique de Mugabe et Nkomo dans la mesure où le Front poursuit la lutte armée contre Smith et rejette un compromis constitutionnel».
De même que pour l’OLP, la «lutte armée» était identifiée comme, citant North dans «How the WRP Betrayed Trotksyism» (Comment le WRP a trahi le trotskisme), «une stratégie de lutte anti-impérialiste au-delà des classes», plutôt qu’une «tactique […] employée par des forces sociales spécifiques dans la poursuite de leurs intérêts de classe». [44] Le WRP agissait pour dissimuler les intérêts fondamentalement opposés des nationalistes bourgeois et de la classe ouvrière et de la paysannerie zimbabwéennes.
Quant à la condition «dans la mesure où» du soutien du WRP, elle fut abandonnée en l’espace d’un an. En novembre 1979, le Front patriotique mit fin à la lutte armée et entama des négociations avec le gouvernement Smith – les pourparlers de Lancaster House – sous l’égide de l’impérialisme britannique. Pendant toute la durée de ces pourparlers, le WRP s’est livré à des manoeuvres dégradantes consistant à justifier chaque recul et chaque capitulation de Mugabe et de Nkomo.
Le résultat fut un parlement zimbabwéen avec 20 sièges sur 100 réservés à la minorité blanche (5 pour cent de la population) et des politiques de nationalisation des terres avec compensation (uniquement sur une base volontaire pendant les 10 premières années), l’acceptation de la base capitaliste de l’économie et le retrait de la saisie de la propriété privée et des nationalisations générales, et des relations pacifiques avec l’impérialisme. En l’espace de trois ans, le président Mugabe a massacré 20.000 civils dans la région d’origine de Nkomo, présumés partisans de sa faction, et a contraint Nkomo à fuir le pays.
Les conséquences de l’abandon de la révolution permanente par le WRP au Sri Lanka [subhead]
Les relations nouées par le WRP avec les régimes nationalistes bourgeois du Moyen-Orient ont été abordées dans le rapport du camarade North à la réunion de février 1984 du CIQI, qui fera l’objet de la suite de cet exposé.
Une alliance a été signée avec la Jamahiriya libyenne de Mouammar Kadhafi (traduite approximativement par «République populaire») en juillet 1977. Peu après, des relations ont été nouées avec le parti Baas socialiste arabe de Saddam Hussein en Irak. Peu après la révolution iranienne de février 1979, une main a été tendue au régime de Khomeini.
Pour commencer brièvement par la Libye, Kadhafi est arrivé au pouvoir à la tête d’un coup d’État de jeunes officiers en 1969 contre le régime fantoche de l’impérialisme britannique et américain dirigé par le roi Idris Ier, souverain du royaume de Libye.
Au pouvoir, Kadhafi a mis en œuvre un programme de nationalisations et de réformes sociales, combiné à la répression, tout en maintenant le caractère bourgeois-capitaliste de l’État et de l’économie. Il a élaboré une théorie politique, publiée sous le nom de Livre vert, qui qualifiait l’Union soviétique d’impérialiste, faisant l’éloge du nationalisme en tant que force progressiste et prônant l’islamisme.
Tout cela a fait l’objet d’un article élogieux de la part du WRP, dans des termes qui ne pouvaient que désorienter et démoraliser des cadres qui avaient consacré leur vie aux principes du trotskisme.
Kadhafi avait, selon News Line, «mis la Libye sur la voie du développement et de l’expansion socialistes». [47] «L’expérience de la révolution libyenne a démontré que la lutte pour la révolution socialiste mondiale peut et va détruire la bureaucratie pour toujours». [48] Le WRP était prêt à «expliquer les enseignements du Livre vert dans le cadre de la lutte anti-impérialiste». [49]
Kadhafi lui-même avait prétendument et, tout à fait à la manière des «marxistes inconscients» du pablisme comme Castro, spontanément «évolué politiquement dans le sens du socialisme révolutionnaire». [50] Le WRP a appliqué une formule similaire à tous les dirigeants nationalistes arabes, écrivant en 1979 que la pression de l’impérialisme «ne servirait qu’à exacerber les tensions au sein du mouvement national et pousserait les éléments les plus radicaux du mouvement national arabe à reconnaître que “l’arme historique de la libération nationale ne peut être que la lutte des classes”». [51] Comme si la lutte des classes était tout simplement une politique que les Kadhafi et les Hussein de ce monde allaient employer.
En ce qui concerne l’Irak, la tendance baasiste, dont Hussein était l’un des dirigeants de l’aile irakienne, était un mouvement nationaliste arabe qui utilisait certaines phrases et idées socialistes, fondé dans les années 1940. Ses représentants sont arrivés au pouvoir en Syrie et en Irak en 1963.
Les succès politiques du Baas se sont largement appuyés sur la politique erronée des partis communistes staliniens tout au long de cette période. Au milieu des années 1970, le Parti communiste irakien et le Parti communiste syrien ont signé les soi-disant fronts nationaux progressistes avec les baasistes, reconnaissant le droit de ces derniers à diriger.
Hussein est officiellement arrivé au pouvoir en 1979, mais avait en réalité assumé la direction du pays quelques années auparavant. Il a récompensé le Parti communiste irakien par une campagne de répression sauvage, y compris l’exécution de plusieurs de ses membres.
L’adhésion peu critique du WRP à ce régime était telle qu’il a défendu ces exécutions, adoptant ce que North a décrit dans son rapport comme une position «sans précédent au sein du mouvement trotskiste». [52]
Le News Line a écrit:
Il s’agit d’un cas flagrant où Moscou tente de mettre en place des cellules dans les forces armées irakiennes dans le but de saper le régime. Il doit en accepter les conséquences […] Les trotskistes ont pour principe de défendre les travailleurs, qu’ils soient staliniens, révisionnistes ou sociaux-démocrates, contre les attaques de l’État capitaliste. Mais, comme le montrent les faits, cela n’a rien à voir avec les incidents en Irak. [53]
Cette déclaration franchement grotesque montre à quel point le WRP tenait alors les régimes nationalistes bourgeois pour sacro-saints, comme un contexte d’où était exclue toute reconnaissance, même formelle, de la nécessité d’une révolution instaurant la dictature du prolétariat.
En fait, dans un document présenté à son quatrième congrès en 1979, le WRP écrivait que la «stratégie de l’impérialisme anglo-américain» au Moyen-Orient était «dictée uniquement par son désir de protéger les champs de pétrole de l’expropriation par un régime radical», reléguant la classe ouvrière à un rôle tout à fait secondaire. [54] Un an plus tard, le WRP décrivait les baasistes comme «à long terme, la véritable menace» pour les intrigues de l’impérialisme et du stalinisme «au Moyen-Orient». [55]
La guerre Iran-Irak [subhead]
Ce pragmatisme, comme l’a établi le rapport de North, était fondé sur une méthode de l’impressionnisme le plus abject, mis en évidence de manière flagrante dans le reportage sur le terrain de la révolution iranienne rédigé par Savas Michael en février-mars 1983.
Pour situer le contexte, la révolution iranienne a mobilisé des millions de personnes sur des questions de classe contre la dictature brutale du Shah, soutenue par les États-Unis. Faute d’une direction révolutionnaire et trompée par les staliniens, la classe ouvrière a laissé le pouvoir tomber entre les mains des forces bourgeoises et cléricales dirigées par Ruhollah Khomeini, qui a ensuite mené une répression féroce – comprenant des milliers d’exécutions, d’arrestations et l’utilisation de la torture – contre toutes les forces qui étaient le moindrement de gauche.
Dans sa déclaration initiale de février 1979 sur la révolution, le Comité international avait correctement mis en garde, dans une déclaration publiée dans News Line, contre le fait qu’«en l’absence d’une direction révolutionnaire organisée et en raison des politiques lâches de collaboration de classe du stalinisme iranien», les chefs religieux sous Khomeini avaient pu dominer et défendaient les intérêts des «marchands du bazar et d’autres éléments de la classe capitaliste et de la petite-bourgeoisie iraniennes». [59]
Mais cette analyse fut rapidement abandonnée par le WRP, au point que Savas put écrire sur sa visite et faire publier: «un fait est frappant: nulle part on ne voit un policier. [...] Si l’on considère le degré de soutien populaire comme un critère de base pour estimer le degré de stabilité politique d’un régime, alors, sans aucun doute, le régime islamique de Téhéran doit être considéré comme extrêmement stable. Sa base, ce sont les masses. Entre les masses et leurs dirigeants, en particulier l’imam Khomeini, des liens puissants existent, forgés dans la fournaise de la révolution». [60]
Cela a été observé, et Savas a même fait une apparition à la télévision, pendant une période d’arrestations de répression de masse. Comme l’a critiqué North dans son rapport au CIQI:
Nous avons ici un exemple remarquable de la substitution complète et sans complexe du marxisme par l’impressionnisme. Les forces de classe n’existent plus. Tout est devenu les «masses» – une catégorie qui n’explique rien de la dynamique et des contradictions de classe en Iran. L’analyse est réduite à une observation superficielle. [61]
La même méthode impressionniste a dominé en ce qui concerne les relations du WRP avec la Libye et l’Irak. Les deux pays ont connu un énorme bond en avant dans la période d’après-guerre. Le revenu moyen par habitant est passé de l’un des plus bas du monde à l’un des plus élevés de la région, rivalisant même avec certains des pays européens les plus pauvres. Cette évolution s’est faite à une vitesse fulgurante, en particulier dans les années 1960 et 1970.
Et, comme nous l’avons évoqué, une partie de cette richesse s’est traduite par des réformes importantes: dans l’éducation, la construction de logements, les infrastructures, les soins de santé. L’espérance de vie a augmenté de façon spectaculaire. Une série d’indices de bien-être social ont connu des améliorations notables. Là encore, comme nous l’avons vu, cette évolution s’est accompagnée d’une bonne dose de rhétorique socialiste.
Ces développements ont sans aucun doute eu une influence sur les dirigeants du WRP. Interprétés de manière purement empirique, ils ont contribué à une ligne politique qui supposait qu’il existait une voie vers un progrès social durable, et même une société socialiste, qui ne passait pas par l’établissement, par une révolution socialiste menée par un parti de type bolchevik, de la dictature du prolétariat – tout comme la résurrection proposée par Barnes de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie dont il a été question plus haut.
En fait, ce qui se passait en Libye et en Irak dépendait de conditions particulières et politiquement insoutenables, qu’une méthode matérialiste historique pouvait clairement révéler. La source de l’accroissement de la richesse était les revenus pétroliers – pour donner une idée, les revenus des exportations pétrolières de l’Irak sont passés de 1 milliard de dollars en 1972 à 26 milliards de dollars en 1980.
Cependant, la capacité de ces gouvernements à revendiquer une part significative de ces revenus dépendait de conditions historiques particulières et transitoires: l’existence de l’Union soviétique, qui permettait à ces États de trouver un équilibre relativement profitable entre elle et l’impérialisme mondial, et une période de faiblesse dans le camp impérialiste, marquée par la crise et la lutte des classes.
De même, la capacité de la population à revendiquer une part significative de la nouvelle richesse sous la forme de réformes était enracinée dans ses puissantes luttes, qui avaient renversé les anciens régimes et que les dirigeants nationalistes bourgeois redoutaient, mais qui n’avaient pas conquis la propriété de la production et dont les gains, pour cette raison, allaient éventuellement être effacés.
En d’autres termes, comme le soutient la perspective mondiale de la révolution permanente, les acquis n’étaient pas durables en dehors du progrès de la révolution socialiste mondiale. Cette éventualité étant écartée, le camp impérialiste a pu utiliser la crise des marchés pétroliers provoquée par la guerre Irak-Iran pour réduire considérablement la part de marché des producteurs de l’OPEP. Bien entendu, les effets de la guerre elle-même ont dévasté l’économie irakienne. Avec la dissolution de l’Union soviétique, toute protection contre les pressions de l’impérialisme a été supprimée, comme l’ont brutalement démontré la guerre du Golfe, la guerre d’Irak et l’intervention de l’OTAN en Libye.
Le pablisme et l’abandon de la classe ouvrière
Ignorant ces facteurs historiques et leur relation avec la lutte des classes, le WRP procédait exactement de la même manière que les pablistes. Il suivait la voie de ceux qui, citant le rapport de North, «substituent leurs impressions superficielles à une étude scientifique des rapports de classe basée sur la méthode matérialiste dialectique et le matérialisme historique», et pour qui «la nécessité d’une révision du trotskisme et d’un abandon des positions de principe en accord avec la “réalité des événements vivants” devient une obsession», conduisant à «une adaptation non critique à la stabilité illusoire de l’impérialisme et aux forces politiques qui prédominent temporairement au sein du mouvement ouvrier et des luttes de libération nationale». [62]
Le reportage de Savas sur l’Iran – qui ressemblait étrangement à celui de Mary Alice-Waters, membre américaine du SWP, de retour du Nicaragua en 1980, où les sandinistes venaient de prendre le pouvoir – en était la preuve éclatante.
En abordant les événements politiques de cette manière, le WRP était inévitablement pris dans des contradictions et des changements de politique dévastateurs. Au lieu d’une perspective mondiale intégrée, il fondait de plus en plus son programme sur une série d’alliances pragmatiques avec des tendances nationalistes organiquement incapables de résister à l’impérialisme à long terme, de surmonter leurs propres conflits d’intérêts et de formuler un programme viable pour l’unité de la classe ouvrière.
D’où l’appel de North, dans sa lettre à Banda et dans ce rapport, à un bilan de l’expérience du CIQI par rapport aux mouvements de libération nationale, en insistant sur le fait que la tâche consistait à travailler au «développement du CIQI en tant que Parti mondial de la révolution socialiste». [63] Un tel exercice, correctement mené, mettrait à jour et empêcherait les types de positions mutuellement conflictuelles adoptées successivement par le WRP.
Bien entendu, ces positions n’étaient pas purement le fruit d’erreurs méthodologiques, mais étaient liées aux pressions politiques et à l’impact cumulatif de l’incapacité à reconnaître et à combattre ces pressions, et de la poursuite d’une ligne opportuniste pendant une période prolongée. Une méthode impressionniste était souvent employée précisément pour fournir des résultats prédéterminés par les besoins des relations opportunistes et de plus en plus financières du WRP – qui elles-mêmes avaient leurs racines dans la conception erronée selon laquelle le parti révolutionnaire serait construit comme le prolongement d’une organisation nationale forte au Royaume-Uni.
North et la Workers League l’ont reconnu et ont conçu leurs critiques comme une continuation de la lutte du mouvement trotskiste contre le révisionnisme pabliste: l’intermédiaire par lequel la pression de l’impérialisme mondial s’exerçait sur le mouvement trotskiste.
North a expliqué dans son rapport:
Le Comité international est basé sur les traditions et les principes établis par les luttes politiques, théoriques et organisationnelles de toutes les générations précédentes de marxistes – et la façon dont cette continuité du CIQI avec ces générations précédentes a été développée est à travers la lutte contre toutes les variétés d’anti-marxisme qui ont émergé au sein du mouvement ouvrier, en particulier au sein du mouvement trotskiste lui-même. [64]
Les pressions de classe qui s’exerçaient sur le WRP s’exprimaient aussi bien sur le plan national et sur le plan international, où le parti s’orientait de plus en plus ouvertement vers des éléments centristes et radicaux de la classe moyenne, et surtout vers le flanc gauche de la bureaucratie travailliste et syndicale. Cela s’est traduit par un refus d’extrême gauche de poser des exigences au Parti travailliste, dans lequel la classe ouvrière entretenait encore beaucoup d’illusions, ce qui a servi à décharger le WRP de sa responsabilité de s’engager dans une lutte contre les travaillistes, ce qui aurait coupé ses relations en développement avec des personnalités comme Ken Livingstone et Ted Knight, et avec les bureaucrates syndicaux.
Au cœur de cette réponse à la lutte des classes en Grande-Bretagne et de l’abandon de la révolution permanente comme pilier de la stratégie de la révolution socialiste mondiale, il y avait un profond pessimisme et une impatience à l’égard de la classe ouvrière, conduisant à la recherche de raccourcis, et la perspective nationaliste associée, interprétant les «succès» du point de vue des avancées apparentes réalisées dans des pays spécifiques, plutôt que du point de vue du développement d’un parti socialiste et d’une lutte révolutionnaire internationaux.
Le renversement de cette tendance ne pouvait être basé que sur une assimilation complète de la lutte menée par la SLL contre la réunification du SWP avec les pablistes entre 1961 et 1964, qui, comme l’a expliqué North, «a mis en évidence toutes les questions fondamentales impliquées dans la lutte contre le pablisme»: le rejet du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière en tant que fossoyeur du capitalisme et bâtisseur d’une société socialiste; le rejet de la dictature du prolétariat; la négation de la lutte contre la spontanéité et la nécessité d’une lutte consciente pour la théorie marxiste; le rejet du rôle historique de la Quatrième Internationale». [65]
La ligne contemporaine du WRP devait être évaluée de manière critique à la lumière de ces questions et des leçons de cette lutte. North a conclu son rapport en proposant une discussion sérieuse au sein du CIQI, un partage des documents et la préparation d’une conférence du CIQI.
À ce moment-là, cependant, la dégénérescence était très avancée. Lors d’un appel à la préparation de cette conférence, le camarade Dave nous a dit, à Tom et à moi, que l’hystérie qui régnait lors de la réunion – qui avait été sabotée d’avance par Healy, Slaughter et Banda – pendant qu’il apportait sa contribution était telle qu’il n’a jamais eu la chance de la terminer. Cela a confirmé que les choses avaient dépassé le stade de la discussion. Une lutte politique fondée sur des principes allait devoir être menée.
Reconnaissant que c’est à cela qu’ils faisaient face, les dirigeants du WRP ont cherché à porter un coup préventif à la Workers League en posant un ultimatum et en brandissant la menace d’une scission si les critiques n’étaient pas retirées. En restant concentrée sur la tâche principale à accomplir, qui était de clarifier et de gagner à une ligne trotskiste une section aussi large que possible des cadres du CIQI, la Workers League a tactiquement retiré ses critiques, en attendant de meilleures circonstances dans lesquelles la critique de la ligne politique du WRP pourrait être adéquatement présentée.
Cependant, cela commence à empiéter sur le thème de la prochaine conférence.
[1] David North, “A Contribution to a Critique of G. Healy’s ‘Studies in Dialectical Materialism,’” available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/02.html
[2] David North, “Leon Trotsky and the Development of Marxism,” Leon Trotsky and the Struggle for Socialism in the Twenty-First Century (Oak Park, MI: Mehring Books, 2023), pp. 1-56.
[3] North, “A Contribution to a Critique of G. Healy’s ‘Studies in Dialectical Materialism,’” Section 6: Political Summary of Critique of G. Healy’s ‘Studies,’ available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/02.html
[4] Karl Marx, «Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes», mars 1850, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm
[5] Léon Trotsky, «Contribution à une discussion sur les fondements théoriques de la L.C.I.», Léon Trotsky, Oeuvres Novembre 1933 – Avril 1934, p.114
[6] Letter from Cliff Slaughter to David North, November 26, 1985, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/17.html
[7] David North, “Chapter 7: Trotskyism Betrayed,” Gerry Healy and his Place in the History of the Fourth International, 1991, available: https://www.wsws.org/en/special/library/healy/07.html
[8] Letter from Keerthi Balasuriya to a Sri Lankan Comrade in London, January 11, 1972, Fourth International, Vol. 14 No. 1, March 1987, p. 44.
[9] Political Committee of the Workers League, A Provocateur Attacks Trotskyism, (Detroit: Labor Publications, 1983), p. 8.
[10] Ibid. p. 15.
[11] Ibid. p. 13.
[12] Ibid. pp. 1-2.
[13] Ibid. p. 9.
[14] Lénine, «Lettres sur la tactique», avril 1917: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/04/vil19170410.htm
[15] Lénine, «Les tâches du prolétariat dans la présente révolution – Thèses d’avril»: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/04/vil19170407.htm
[16] A Provocateur Attacks Trotskyism, p. 14.
[17] Quoted in “Political Report by David North to the International Committee of the Fourth International,” February 11, 1984, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/06.html
[18] A Provocateur Attacks Trotskyism, p. 2.
[19] Ibid. p. 20.
[20] Ibid. pp. 24-25.
[21] Letter of the National Committee of the SLL to the National Committee of the SWP, January 2, 1961, Trotskyism vs Revisionism Volume 3, Cliff Slaughter, ed. (London: New Park Publications, 1974), pp. 48-49.
[22] “Political Report by David North to the International Committee of the Fourth International,” February 11, 1984, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/06.html
[23] Letter from Cliff Slaughter to David North, December 1983, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/03.html
[24] Christoph Vandreier, «1982: Le marxisme, le parti révolutionnaire et la critique des Études dialectiques de Healy», World Socialist Web Site, 17 octobre 2023: https://www.wsws.org/fr/articles/2023/10/17/barw-o17.html
[25] Workers League Political Committee, “Mobilize Labor Against US Imperialism,” Bulletin, October 28, 1983, p. 6.
[26] Statement by the Bulletin Editorial Board, “Class issues in the Grenada coup,” Bulletin, October 25, 1983, p. 3.
[27] Workers League Political Committee, “The Coup in Grenada,” Bulletin, October 21, 1983, p. 10.
[28] “Mobilize Labor Against US Imperialism,” Bulletin, October 28, 1983, p. 7.
[29] Letter from Cliff Slaughter to David North, December 1983, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/03.html
[30] Ibid.
[31] Letter from David North to Cliff Slaughter, December 27, 1983, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/04.html
[32] Ibid.
[33] Cliff Slaughter, “Opportunism and Empiricism,” Trotskyism Versus Revisionism, Volume 4, Cliff Slaughter, ed. (London: New Park Publications, 1974), pp. 82-83.
[34] “Arafat’s Role,” News Line, December 30, 1983.
[35] Letter from David North to Mike Banda, Fourth International, Vol. 13, no.2 (1986), p. 36, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/05.html
[36] Ibid.
[37] “Arafat’s role,” News Line.
[38] International Committee of the Fourth International, “How the Workers Revolutionary Party Betrayed Trotskyism, 1973-1985,” Fourth International 13, no.1 (1986), p. 52, https://www.wsws.org/en/special/library/how-the-wrp-betrayed-trotskyism/22.html
[39] Letter from David North to Mike Banda, Fourth International, Vol. 13, no. 2, p. 38.
[40] Second World Congress of the Fourth International, “Struggles of the Colonial Peoples and the World Revolution,” Fourth International, July 1948, p. 157.
[41] Letter from David North to Mike Banda, Fourth International, Vol. 13, no. 2, p. 38.
[42] Ibid.
[43] Workers Revolutionary Party, “Perspectives of the Fourth Congress,” 1979. [See “How the Workers Revolutionary Party Betrayed Trotskyism,” available: https://www.wsws.org/en/special/library/how-the-wrp-betrayed-trotskyism/20.html]
[44] “How the Workers Revolutionary Party Betrayed Trotskyism,” p. 48.
[45] Anran Balasingam, Towards a Socialist Tamil Eelam, 1980.
[46] Keerthi Balasuriya, “The Tamil Struggle and the Treachery of Healy, Banda and Slaughter,” Fourth International Vol. 14, no. 1 (1987), p.55, available: https://www.wsws.org/en/special/library/fi-14-1/08.html
[47] Political Committee of the WRP, News Line, December 12, 1981.
[48] News Line, September 5, 1979.
[49] Political Committee of the WRP, “Draft Resolution,” July 28, 1980.
[50] Political Committee of the WRP, News Line, December 12, 1981.
[51] “Fourth Congress,” 1979.
[52] David North, “Political Report by David North to the International Committee of the Fourth International,” Fourth International Vol. 13, no. 2 (1986), p. 43, available: https://www.wsws.org/en/special/library/the-icfi-defends-trotskyism-1982-1986/06.html
[53] News Line, March 8, 1979.
[54] “Fourth Congress,” 1979.
[55] Workers Revolutionary Party, “Documents of the Fifth Annual Congress,” 1980.
[56] News Line, September 25, 1980.
[57] News Line, February 7, 1981.
[58] North, “Political Report by David North to the International Committee of the Fourth International,” p.44.
[59] News Line, February 17, 1979.
[60] News Line, February 24, 1983.
[61] North, “Political Report by David North to the International Committee of the Fourth International,” p. 44.
[62] Ibid, p. 39.
[63] Ibid, p. 42.
[64] Ibid, p. 39.
[65] Ibid, p. 39.
(Article paru en anglais le 6 octobre 2023)