Un groupe de 25 historiens américains, dont James M. McPherson de l'Université de Princeton, a déposé un mémoire auprès de la Cour suprême des États-Unis, l'appelant à maintenir la décision de la Cour suprême du Colorado interdisant à Donald Trump de participer aux scrutins pour son rôle dans l’insurrection et le siège du Capitole américain du 6 janvier 2021.
Trump a profité de ses derniers mois en tant que président pour organiser une insurrection contre le résultat des élections de 2020, qu’il a perdues face à Joe Biden par plus de sept millions de voix et 76 voix au collège électoral. Le 6 janvier était le résultat d’une planification élaborée orchestrée depuis la Maison-Blanche, menant à l’assaut du Capitole. Les insurgés ont menacé de prendre en otage ou d’assassiner les dirigeants du Congrès, ainsi que le vice-président Mike Pence. La tentative de coup d'État, qui s'est déroulée sur plusieurs heures et a impliqué une non-intervention encore inexpliquée de l’armée, est venue bien près d'aboutir.
Néanmoins, Biden et le Parti démocrate n’ont fait aucun effort sérieux pour punir ou même imposer des sanctions juridiques à Trump et à ses cadres fascistes ; Biden a dit que son premier souci était le maintien « d’un Parti républicain fort ».
Le mémoire des historiens, appelé amicus curiae (ami de la Cour), est solide, du moins sur le plan factuel. Le quatorzième amendement à la Constitution américaine, ratifié en 1868 pendant la période de reconstruction qui a suivi la guerre civile, stipule clairement :
Nul ne peut être sénateur ou représentant au Congrès, ou électeur du président et du vice-président, ni occuper une fonction civile ou militaire, aux États-Unis ou dans un État quelconque, qui, après avoir prêté serment au préalable, en tant que membre du Congrès, ou en tant qu'officier des États-Unis, ou en tant que membre de toute législature d'État, ou en tant que fonctionnaire exécutif ou judiciaire d'un État, pour soutenir la Constitution des États-Unis, se sera engagé dans une insurrection ou une rébellion contre celle-ci, ou apporté aide ou réconfort à ses ennemis.
Le langage laisse peu de place à l’interprétation. Trump était « un officier des États-Unis » – en fait, l’officier en chef – qui a prêté « serment […] de soutenir la Constitution », mais qui s’est ensuite « engagé dans une insurrection ou une rébellion ». La clause exclut également de toute fonction publique ceux qui ont apporté « aide et réconfort » à une insurrection. Le quatorzième amendement interdit donc à Trump d’occuper la moindre « fonction ».
Les avocats de Trump ont monté une défense éclectique, dont les éléments constitutifs sont mutuellement contradictoires. Son avocat a fait valoir, de diverses manières, que Trump ne s’est pas engagé dans une insurrection et n’y a apporté aucun « aide ou réconfort », que le président des États-Unis n’est pas un officier des États-Unis et, ce qui est le plus absurde de tout, que la troisième clause du quatorzième amendement est inopérante parce que le Congrès n’a jamais adopté de loi d’habilitation spécifique – un argument dont la logique annulerait bon nombre des 27 amendements à la Constitution, y compris le premier, affirmant la liberté d’expression et de réunion, et le treizième, abolissant l’esclavage.
Les historiens considèrent les preuves documentaires des années 1860 et 1870 comme « les plus probantes » contre les positions de Trump. Le dossier montre, concluent-ils, que les « décideurs ont élaboré l’article 3 pour couvrir le président et créer un frein durable à l’insurrection, ne nécessitant aucune action supplémentaire de la part du Congrès ». Parmi d’autres faits saillants du dossier historique, le mémoire présente des preuves révélant que :
Lors du débat au Congrès sur l'amendement, l'inclusion du président dans l’article 3 a été expressément discutée et confirmée.
Les contemporains ont déclaré publiquement que l'article 3 interdisait à l'ancien président des États confédérés d'Amérique, Jefferson Davis, d'accéder au poste de président des États-Unis.
Les dirigeants républicains de l’époque ont déclaré que l’article 3 s’appliquait non seulement aux insurgés propriétaires d’esclaves des années 1860, mais également aux futurs insurgés potentiels.
Les contemporains ont compris qu'aucune loi habilitante n'était nécessaire pour faire respecter l'interdiction de l'article 3 faite aux insurgés d'exercer des fonctions publiques
Le président des États-Unis était désigné par ses contemporains, ainsi que par les rédacteurs de la Constitution de 1787, comme « un officier des États-Unis », conformément aux termes du quatorzième amendement.
Le document des historiens est minutieusement recherché et présenté. Ceux qui y ont contribué ont écrit collectivement des dizaines de livres sur le XIXe siècle, la guerre civile et la reconstruction. Outre McPherson (article en anglais), les signataires notables comprennent Orville Vernon Burton de l'Université de Clemson et de l'Université de l'Illinois, Nell Irvin Painter de l'Université de Princeton, Manisha Sinha de l'Université du Connecticut, Steven Hahn de l'Université de New York, George C. Rable de l'Université d'Alabama, David Roediger de l'Université du Kansas, Brooks D. Simpson de l'Université d'État de l'Arizona et Thomas C. Holt de l'Université de Chicago.
Si les juges de droite appliquaient de manière cohérente leur doctrine de « l’intention initiale» – qui prétend canaliser la pensée interne des rédacteurs de la Constitution – ils seraient contraints par le mémoire des historiens de retirer Trump du scrutin. Mais bien entendu, ce n’est pas le cas. L’« intention initiale » n’est pas une doctrine juridique cohérente, mais une justification ex post facto utilisée lorsqu’elle est adaptée à des fins politiques préconçues et abandonnée dans le cas contraire. Il y a déjà un quart de siècle, la Cour suprême s'est montrée prête à mettre de côté « l'intention initiale » lorsqu'elle est intervenue dans l' élection présidentielle Bush-Gore de 2000 (article en anglais) pour arrêter le décompte des bulletins de vote en Floride, confiant ainsi la Maison-Blanche au républicain George W. Bush.
Le Parti républicain est globalement uni derrière Trump. Il n’y a aucune raison de douter qu’il en soit de même pour la majorité fascisante de la Cour suprême. Pourtant, une partie du Parti démocrate et ceux qui se trouvent dans son orbite espèrent que la Cour ou un autre deus ex machina fera disparaître Trump et ramènera la politique américaine à un état supposé de normalité.
Pendant ce temps, la section dominante du Parti démocrate craint de faire quoi que ce soit qui puisse offenser le Parti républicain. Cette considération est à l'origine de plusieurs chroniques publiées ces derniers mois dans les principaux organes du libéralisme américain, le New York Times et le Washington Post, s'opposant à l’exclusion de Trump des scrutins électoraux en vertu du quatorzième amendement. Leur argument central, exprimé sans détour par le professeur de droit Samuel Moyn, est que cela discréditerait une victoire de Biden et pourrait provoquer une nouvelle insurrection fasciste. Dans le Times, Moyn estime que « rejeter la candidature de M. Trump pourrait bien provoquer une répétition du type de violence qui a conduit à l'interdiction des insurgés dans la vie publique en premier lieu ». La logique de Moyn équivaut à une capitulation. Bien entendu, les partisans de Trump n’accepteront pas une décision de la Cour suprême contre lui. Ils n’accepteront pas non plus le résultat des élections de 2024 en cas de défaite de Trump.
La condamnation politique la plus extraordinaire qui puisse être portée contre Biden est qu’il est à la traîne de Trump dans les sondages, y compris dans la plupart des États clés (swing states) qui feront basculer le résultat du collège électoral. La popularité plongeante de Biden – sa cote de popularité est la plus basse de l’histoire pour un président sortant voulant se représenter en 2024, inférieure même à celle de Trump il y a quatre ans – a tout à voir avec le fait que sa politique singulière a été la guerre. Il n’a rien fait pour améliorer la vie des masses laborieuses et des jeunes, et il a laissé la pandémie de COVID-19 faire rage de manière incontrôlée, mettant fin même à une surveillance et à des suivis minimes en matière de santé publique. Au lieu de cela, « Génocide Joe » s'est entièrement engagé dans la guerre par procuration de Washington contre la Russie en Ukraine et dans le nettoyage ethnique des Palestiniens par Israël. Son administration a étendu la guerre au Moyen-Orient au Yémen et se prépare à attaquer l’Iran. C'est un gouvernement de guerre et d'austérité sociale.
Le gouffre béant qui sépare les besoins des masses des deux partis capitalistes et de leurs probables candidats, le fasciste Trump et le belliciste Biden, est à la base de la plus grande crise politique américaine depuis la guerre civile. Comme cet événement titanesque, il s’agit d’une crise qui ne sera pas résolue dans le cadre de « l’équilibre des pouvoirs » habituel du gouvernement fédéral. C’est là un point crucial qui fait défaut dans le mémoire des historiens.
Peut-être que le genre de l’amicus curiae ne permet pas de discuter du fait historique le plus marquant de tous : le fait que le quatorzième amendement était lui-même le résultat et le point culminant d’une révolution sociale. Ratifié au cours de la période connue sous le nom de Reconstruction « radicale » ou « du Congrès », le quatorzième amendement fut le point culminant politique de la période de la guerre civile, ce que McPherson a qualifié à juste titre de « la deuxième révolution américaine ».
L'assassinat de Lincoln, cinq jours seulement après la capitulation confédérée à Appomattox, a privé cette révolution de son leader central. Le pire était à venir. Le remplaçant de Lincoln, Andrew Johnson, un Tennessien nommé candidat à la vice-présidence en 1864 pour le second mandat de Lincoln, se révéla être un opposant acharné à l'aile radicale du Parti républicain, dirigée par Thaddeus Stevens de Pennsylvanie, et aux esclaves affranchis et aux Républicains du Sud.
Enhardis et impénitents, les dirigeants vaincus de la Confédération, parmi lesquels des personnalités telles que l'ancien vice-président confédéré Alexander Stephens, se sont mis au travail pour reconsolider le pouvoir. Partout dans le Sud, des « codes noirs » ont été imposés pour opprimer les anciens esclaves. Certaines de ces lois étaient si extrêmes qu’elles obligeaient les affranchis à travailler pour leurs anciens maîtres. Des voix éminentes ont même appelé à l’annulation de l’abolition de l’esclavage. C’est à cette époque qu’émergea le Ku Klux Klan, en fait l’aile paramilitaire du Parti démocrate du Sud, terrorisant et assassinant les Républicains noirs et blancs. Pendant ce temps, à la Maison-Blanche, Johnson tentait d’utiliser son veto pour contrecarrer les efforts du Congrès visant à mener à bien la reconstruction politique et sociale du Sud.
Mais la Seconde Révolution américaine n’avait pas encore atteint son terme. Thaddeus Stevens organisa une contre-attaque, mobilisant une majorité au Congrès qui a annulé l'usage répété du veto par Johnson et fit de lui un canard boiteux, dont l'occupation principale était de fulminer contre la Chambre des représentants. Les élections de 1866 se sont transformées en référendum sur la lutte entre le président et le Congrès. Les électeurs ont adressé une fin de non-recevoir féroce à Johnson et aux démocrates.
Le peuple dota Thaddeus Stevens et les radicaux de majorités républicaines écrasantes au Sénat (42-11) et à la Chambre (143-49). Jamais la présidence américaine n’avait été aussi faible. Des accusations menant à sa destitution furent finalement portées contre Johnson dont la condamnation au Sénat échoua d’aboutir à une voix près. Le Sénat n’était jamais venu aussi près de rendre un verdict de culpabilité et de destitution d'un président accusé de « crimes et délits graves ».
C'est à cette époque que le quatorzième amendement fut introduit et ratifié. Sans doute l’amendement le plus radical et le plus important après le premier, il a confirmé la politique républicaine de longue date du droit de citoyenneté du jus soli pour les enfants d’immigrés et l’a étendu aux esclaves affranchis. Il a également établi la clause de « procédure régulière » pour protéger les individus contre les prédations des gouvernements des États. L’Article 3 interdisant aux insurgés d’exercer des fonctions publiques, au centre de l’arrêt Colorado actuellement devant la Cour suprême, n’a jamais attiré beaucoup d’attention, cédant la place aux autres éléments clés de l’amendement. Le fait que l’Article 3 soit désormais pertinent témoigne de la profondeur de la crise actuelle.
La Cour suprême de Roberts, qui se prononcera bientôt sur l'affaire du Colorado, Trump contre Anderson, est la plus réactionnaire depuis la Cour pro-esclavagiste de Taney de 1836-1864. Il est très pertinent, à cet égard, que la clause de citoyenneté du quatorzième amendement visait la tristement célèbre décision Dred Scott de la Cour suprême de 1857. Dans cette décision, le juge en chef Roger Taney et la majorité de la cour ont utilisé une action en justice pour la liberté intentée par un esclave pour engendrer une expansion juridique radicale de l’esclavage, statuant que les personnes d’ascendance africaine n’avaient aucun droit en vertu de la Constitution et que le Congrès n’avait aucune autorité pour interdire l’esclavage où que ce soit.
Abraham Lincoln, qui émergeait alors comme une figure politique majeure du Parti républicain, soupçonnait un complot impliquant son rival de l'Illinois, le sénateur Stephen Douglas, l’actuel président et ses prédécesseurs, Franklin Pierce et James Buchanan, et Taney. Dans son célèbre discours House Divided de 1858, Lincoln a répondu à la décision Dred Scott en accusant les conspirateurs :
On ne peut absolument pas savoir que toutes ces adaptations exactes sont le résultat d'une concertation préalable. Mais lorsque nous voyons un grand nombre de charpentes, dont nous savons que différentes parties ont été exposées à des époques et des lieux différents et par des ouvriers différents – Stephen, Franklin, Roger et James, par exemple – et que nous voyons ces charpentes assemblées, et nous voyons qu’elles constituent exactement l’ossature d'une maison […] nous trouvons impossible de ne pas croire que Stephen, Franklin, Roger et James se sont tous compris depuis le début et ont tous travaillé sur un plan ou un projet commun élaboré avant que le premier coup soit porté.
Certains des premiers historiens ont accusé Lincoln d’hyperbole. Mais des historiens ultérieurs ont trouvé des preuves d'archives solides suggérant que Lincoln avait raison et qu'il y avait eu collusion entre Buchanan et Taney.
L'accusation de Lincoln concernant une « conspiration du pouvoir esclavagiste » résonne toujours. Comme son ancêtre, la Cour Taney, l’actuelle Cour suprême est le centre de conspirations contre les droits démocratiques, depuis l’élection volée de Bush-Gore jusqu’à aujourd’hui. En effet, la propre épouse du juge Clarence Thomas, Virginia Thomas, a joué un rôle central dans le complot de l’insurrection du 6 janvier 2021. Il ne fait aucun doute que les futurs historiens découvriront de nouvelles affaires entre Trump et les juges fascistes qui constituent la majorité de la Cour.
Pourtant, non seulement Trump et la Cour suprême, mais aussi l’administration Biden et les deux principaux partis constituent, en substance, une conspiration permanente contre la population. Tous s’accordent sur les objectifs de l’expansion de la guerre à l’étranger, réalisée par des moyens secrets, et sur la suppression des droits démocratiques aux États-Unis – en particulier le droit de s’exprimer contre la guerre, comme le montre l’hystérie dirigée contre ceux qui s’élèvent contre le génocide à Gaza dans les universités.
Il y a là une leçon d’histoire cruciale : le quatorzième amendement, ainsi que les autres grandes réalisations de l’époque – l’émancipation des esclaves et la destruction de la classe dirigeante esclavagiste du Sud – sont nés d’une révolution qui a d’abord dû vaincre l’ensemble de l’establishment politique qui existait avant la guerre civile, y compris la Cour suprême.
(Article paru en anglais le 2 février 2024)